L’été dernier, l’écrivaine et blogueuse Hiyam Al-Khuzai publiait un tweet, rappelant que la lutte contre la corruption nécessitait de mettre un terme à la vente aux enchères de devises, à la contrebande de pétrole, et enfin de contrôler les ports et les postes frontières du pays. Cette prise de position remettait sur le devant de la scène la question des ventes aux enchères de devises en Irak, un business opaque à la limite de la légalité et qui coûte des millions de dollars au gouvernement tous les ans.

Depuis la formation du nouveau système politique en Irak après l’invasion américaine en 2003, deux modèles économiques cohabitent dans le pays: un système libéral de marché ouvert s’est ajouté au système socialiste antérieur.

En libéralisant l’économie, le gouvernement en a perdu le contrôle; un phénomène exacerbé par l’insécurité rampante depuis plus de quinze ans. La domination de nouveaux partis sur la scène politique en quête de sources de financement et soutenus par des entités régionales et internationales n’a fait qu’empirer la situation.

Le processus de libéralisation a également nécessité l’inclusion de compagnies, de banques et de commerces privés. Afin de stimuler le secteur, l’occupant États-Unien décida d’adosser la monnaie irakienne au dollar, mais à des taux préférentiels avec le marché intérieur. Toutefois, les principaux partis politiques irakiens et leur entreprises ont ponctionné la banque centrale en profitant de ce système pour favoriser leur intérêt privé. 

Les forces politiques contrôlent aussi des milices imposant leur contrôle sur divers aspects de la vie. Elles ont parallèlement su exploiter leur influence pour édicter des lois et des procédures qui soutiennent leur financement.

Ces forces ont coopéré pour épuiser l’économie par des opérations de trafic qui ont affecté les «devises fortes», sans parler des accusations de contrebande en tout genre, tel le trafic de médicaments.

Et c’est à ce moment qu’elles ont appris à profiter du fait que la Banque centrale s’est mise à vendre le dollar contre 1119 dinars irakiens, alors que son prix dans les bureaux de change atteignait 1220 dinars. Les partis influents achètent alors le dollar à la Banque et profitent de la différence de prix sur les marchés.

Le phénomène de trafic de monnaie a fini par exploser après que la Banque Centrale s’est mise à organiser ventes aux enchères de monnaies étrangères. Il devenait alors possible pour les acteurs influents en Irak d’acheter des devises à des prix raisonnables en grande quantité et à les employer à leur guise au lieu de les réinvestir dans l’économie irakienne. 

Ainsi, le Comité de l’intégrité parlementaire a déclaré dans un communiqué distribué aux médias que « le volume d’argent passé en contrebande hors d’Irak est estimé à 350 trillions de dinars irakiens » (240 milliards de dollars).

Inflation et manipulation de monnaie

En décembre dernier, le gouvernement de irakien annonçait une réduction du taux de change du dollar, par lequel chaque dollar est vendu pour 1450 dinars irakiens au lieu du prix précédent de 1190 dinars irakiens pour faire face à une crise de liquidité sans précédent, crise survenue en raison du faible taux du pétrole et des effets de la pandémie de la Covid-19. Mais les raisons derrière le manque de liquidités irakiennes peuvent être trouvées ailleurs.

Interrogé par The Red Line, le membre du Parlement, Mr. Riyad Al-Masoudi a confirmé le fait que des partis politiques influents sont impliqués dans la contrebande de devises fortes en dehors du pays par le biais d’interfaces bancaires qualifiés de “dakakin” (boutiques).

Le député nous explique ensuite que l’Irak souffre de problèmes structurels et de problèmes externes qu’il qualifie d’ingérence dans ses affaires intérieures, ajoutant que la dépendance de l’Irak au pétrole (générant 93% de ses revenus) était plus une faiblesse qu’un atout car l’économie du pays devenait ainsi dépendant à l’évolution des prix du brut sur les marchés.

S’exprimant sur les investissements publics, Mr. Al-Masoudi nous confie que l’argent réel résultant de l’investissement est très faible, et qu’une partie de celui-ci, va dans les poches des corrompus, en raison d’une concurrence politique biaisée, de l’ingérence internationale et de la corruption d’individus et des partis politiques. “La banque centrale est en train de vendre des devises, ce qui est un abus de langage. La réalité est que la Banque Centrale achète le dinar irakien pour livrer ensuite d’importantes sommes par le biais de ces soit disant “ventes aux enchères”.

Les bénéfices réalisés grâce à cette vente sont importants et ont attiré la convoitise de nombreuses personnalités politiques qui ont commencé à établir des banques en Irak. “Aujourd’hui, on dénombre plus de 75 banques privées dans le pays” estime Mr. Al-Masoudi.

 “Il y a en réalité une concurrence artificielle qui s’est établie dans le but d’acheter des dollars et de faire passer de grosses sommes en contrebande. À entendre le député cité plus haut, on parle de plus de 350 milliards de dollars en quelques années, équivalent à 28% des sommes vendues à la Banque centrale ont été exfiltré clandestinement d’Irak vers des pays comme la Turquie, l’Iran, le Liban, la Jordanie, les Émirats, l’Égypte, certains pays européens et les États-Unis d’Amérique.

Mr. Al-Masoudi affirme également que “ce trafic de devises a conduit à une richesse obscène chez certains individus, mais aussi à des partis et personnalités politiques. De la sorte, le processus de “saignement” du dollar américain des comptes irakiens se poursuit sans entraves depuis 2003.” Le député n’a pas souhaité révéler les noms des personnes incriminées dans ce trafic. 

Les milices montrent les dents pour décourager la transparence

La (Ligne rouge) a tenté d’enquêter sur le nombre de banques privées appartenant aux partis politiques influents qui se livrent à la contrebande de devises fortes, mais ces informations ne peuvent pas être déclarées. En effet, ces banques ne sont généralement pas enregistrées au nom des chefs de partis ou de leurs propriétaires officiels, mais plutôt au nom d’autres personnes pour couvrir les opérations de corruption.

Cependant, The Red Line a constaté l’existence de neuf banques privées dirigées par des partis irakiens influents, appartenant principalement à l’Iran, et qui se livrent à la contrebande de devises. Téhéran se sert ainsi de cette méthode pour acquérir des devises fortes pour contourner l’embargo dont elle fait l’objet.

Renforçant l’argument selon lequel les milices sont à l’avant garde de ce système de contrebande de devises, plusieurs factions affiliées à l’Iran se sont illustrées lors d’un défilé militaire le 25 mars 2021 à Bagdad. La principale milice implique, Rubu’allah, menaça alors  le premier ministre et le dissuadant de découvrir les parties impliquées dans les opérations de contrebande

La milice Rubu’allah, est considérée comme une extension militaire d’une autre milice, (Kataeb Hezbollah), elle-même affiliée à l’Organisation de Mobilisation Populaire. L’objectif de son cop de force en mars était de prendre le gouvernement de vitesse, notamment le  lieutenant général Ahmed Abu Ragheef, alors chargé par le ministère de l’Intérieur du comité anti-corruption qui s’apprêtait alors à arrêter douze personnalités influentes accusées d’assassinats et de contrebande de monnaie.

La parade militaire n’était donc pas une revendication humanitaire visant à réduire le taux de change du dollar et d’approuver le budget fédéral pour 2021, des objectifs visant à faire baisser le coût de la vie pour les irakiens les plus vulnérables. “Le véritable but de cette manœuvre était de menacer le Premier ministre de ne pas dévoiler ou arrêter les individus responsables du trafic de devises vers l’Iran”, explique à The Red Line un officier des renseignements préférant s’exprimer sous le couvert de l’anonymat.

Cette menace a porté ses fruits puisqu’aucune arrestation n’a été effectuée contre les chefs d’État impliqués dans les opérations de contrebande de devises et de blanchiment d’argent.

Même si ces actions fomentées par des milices indisciplinées parviennent à maintenir un taux de change faible, le grand bénéficiaire de la manœuvre sera l’Iran. Un expert économique préférant lui aussi ne pas être nommé nous  a expliqué que la baisse du taux de change ne sert pas autant les Irakiens que les pays voisins, dont l’Iran. “Téhéran a donné le feu vert à ses milices en Irak pour faire pression sur le gouvernement et exiger une réduction du prix du dollar, non par amour pour le citoyen irakien, mais plutôt pour l’Iran, parce que ses intérêts ont été endommagés”. Selon l’expert, les ventes aux enchères en dollars reviendront à 200 millions de dollars par jour, comme c’était le cas auparavant ».

Dans un précédent post sur sa page Facebook, l’écrivain et blogueur irakien Saleh al-Hamdani notait que malgré l’effondrement économique dont l’Irak souffre actuellement et l’incapacité du gouvernement à fournir de l’argent nécessaire pour payer les salaires, la contrebande de monnaie est toujours en plein essor. “Aucune décision et aucun poste frontière ne la bloquera” soutenait-il.

Il est dès lors très clair que ces activités illégales ont été orchestrées par des partis politiques influents qui contrôlent des banques privées et trafiquent de larges sommes d’argent dans l’ombre hors d’Irak. Selon le consultant juridique Muhammad Anooz, les opérations de contrebande ont avalé des quantités phénoménales d’argent et ont profondément grippé l’économie du pays du fait de projets financés par le budget d’Etat mais qui ne mènent nulle part. En effet, le gouvernement irakien a financé de nombreux projets de développement comme des écoles, des hôpitaux, des immeubles résidentiels qui n’ont jamais abouti alors que l’argent investi a disparu. La victime ultime de ces malversations reste toujours la même: le citoyen irakien.

Comme Mr. Anooz nous l’explique, il existe des moyens directs de contrebande de la monnaie par le transfert d’argent avec des sacs, comme le cas bien connu du ministre de la Défense Hazim Shaalan dans le premier gouvernement irakien après 2003.

A la lumière de ces informations, Mr. Anooz a qualifié la situation irakienne de très dangereuse. “Les institutions gouvernementales chargées de la gestion de l’argent public, telles que la Banque centrale, le Ministère des finances et les autorités de contrôle, ne disposent ni d’unité de travail ni de coordination entre elles”, conclue-t-il.

La force de la loi est la solution

Selon l’avocat et expert juridique Muhammad Abdul Amir, il est impératif d’aborder la question à ses racines, résidant dans l’application de la loi douanière irakienne, actuellement en vigueur n ° 23 de 1984″. L’article (194) de la loi stipule les sanctions prévues pour les actes de contrebande. (emprisonnement à perpétuité ou temporaire, et la peine de mort si la contrebande a lieu sur des découvertes archéologiques ou à grande échelle qui inflige de lourds dommages et détruit l’économie nationale. A cela s’ajoute une amende douanière, équivalente six fois la valeur des biens de contrebande). Or, selon l’expert, “nous ne trouvons pas d’engagement envers les textes par les autorités compétentes”.

La banque centrale vend aux enchères quotidiennes des millions de dollars par semaine au prix officiel à un groupe de sociétés liées à des partis politiques. En calculant simplement la différence entre ce prix et son équivalent sur le marché, nous constatons que ces parties réalisent d’énormes profits et en même temps, elles obtiennent un moyen légal de faire sortir la monnaie du pays.

Mr. Haider Hammoud Al-Husseini est le chef de la chambre de Commerce de Najaf (à 161 km de Bagdad). Dans son interview pour The Red Line, il précise que les données de la Banque Centrale d’Irak pour l’année 2020 mentionnent la vente de 44 milliards de dollars lors d’une seule vente aux enchères de devises. “Il s’agissait soit disant  d’importer des marchandises sur le marché irakien, de stabiliser le prix de la monnaie irakienne et d’empêcher l’inflation. ” Cependant, continue-t-il, “Alors que le volume des importations selon des listes déclarées correctes ou incorrectes s’élevait à (18 milliards de dollars)… Où sont allés les autres 26 milliards ? 

Inévitablement, ils se sont échappés d’Irak à travers les comptes de personnes corrompues influentes. » Mr. Al-Husseini a déclaré que dans sa forme actuelle, la vente aux enchères de devises sert de nombreuses banques appartenant à des partis influents et leur procure des bénéfices importants avec lesquels elles peuvent faire face à l’interruption du financement, d’autant plus que les différences de vente sont importantes entre la banque centrale et les banques privées.

Comment expliquer ces fuites de monnaie? Selon Mr. Al-Husseini, c’est la perte de sécurité et de stabilité politique a conduit à des fuites de fonds. « Il existe pas moins de 10 débouchés clandestins dans le nord du pays, par lesquels entrent la plupart des matériaux de contrebande qui concurrencent l’industrie irakienne et ne sont pas soumis à des normes de qualité ».

Les marchandises de contrebande ont provoqué la fermeture de la plupart des usines irakiennes, et le rejet de milliers de travailleurs dans un pays déjà plein de chômage de toutes sortes». A Najaf, un propriétaire de bureau de change dans le grand marché (l’un des marchés commerciaux les plus importants d’Irak), préférant parler sous le couvert de l’anonymat a partagé sa vision de la finance irakienne: «Toutes les sociétés bancaires affiliées aux grosses têtes des partis et de leurs politiciens. “Toutes, sans exception, blanchissent l’argent public, dès lors que la banque Centrale leur vend exclusivement au taux officiel, soit moins cher que le prix de la rue.”

“Dans le cadre de ce mécanisme, l’Iraq bénéficiera que d’une petite somme de dollars et la grande majorité ira aux grosses têtes qui fourniront à la banque Centrale de fausses factures précisant qu’elles importent diverses marchandises alors qu’il n’en est rien”, rajoute le commerçant avant d’ajouter: “La décision d’augmenter le prix de la monnaie par rapport au dinar irakien est une décision irréfléchie et dénuée d’humanité, car elle nuit directement aux pauvres.” Ces mêmes pauvres dont le pourcentage atteint plus de 30% de la population selon les organisations internationales, un phénomène d’autant plus accentué par la crise du COVID-19 dans le pays.

Saboter l’économie irakienne

La dévaluation du dinar Irakien, couplée avec la contrebande de monnaie hors du pays, affecte profondément le marché national et la production en Irak. 

À ce sujet, Ali Al-Athari, directeur général d’Al-Bahrani Poultry Company (secteur privé) dans la ville de Najaf, rejoint le député Al-Husseini: “La baisse du prix du dinar iraquien par rapport au dollar et la contrebande de devises affectent directement toute la production locale du secteur privé. Cette contrebande de produits industriels et alimentaires en provenance des pays voisins, à la fois abondants et peu chers, a conduit à la fermeture de la plupart des projets du secteur privé en Irak”. Le chef d’entreprise blâme lui aussi les politiciens pour cette situation désastreuse: “Les politiciens suivent leur intérêt personnel et celui de puissances étrangères avant les intérêts du peuple irakien et sa production nationale ».

Il a souligné que « la contrebande a endommagé l’ensemble de nos activités. En l’espace de deux ans, toutes les usines de volaille et d’aliments pour animaux et les lacs de pisciculture ont été fermés. Aujourd’hui, à Najaf, seules notre société et deux autres entreprises (Haditha) et (Safa) sont restées actives dans les gouvernorats du centre et du sud en 2013. »

Al-Athari a révélé qu’« auparavant 2003, l’Irak contenait environ 1700 usines textiles, 10 000 champs de volaille, 300 abattoirs de viande géants et d’autres usines et entreprises qui employaient des centaines de milliers d’Irakiens».

Il a ajouté : « Par exemple, seulement dans le secteur volailler, ils travaillaient environ un million 750 000 Irakiens, qui sont devenus pour la plupart, dépendants de la société après la fermeture des champs et des entreprises pour lesquelles ils travaillaient».

A nouveau, l’entrepreneur a accusé les politiciens irakiens de ne pas être attachés à leur pays et à leur économie, et qui ont cédé la place en faisant passer des devises à l’étranger ou en important de la nourriture (en devises fortes) et d’autres matériaux qui peuvent être produits localement.

La contrebande de devises est un phénomène endémique et difficile à contrôler. La présence de ce que les iraquiens appellent l’”État profond”, de milices et d’organismes influents au service d’intérêts étrangers forment le cœur de ce système d’évasion des devises publiques. 

La situation en Irak demeure figée. Des réformes radicales doivent être menées par un gouvernement sous contrôle populaire, Etat qui ne permettra pas à quiconque de devenir outrageusement riche au dépens de ses concitoyens. 

Après des décennies de régime totalitaire, l’Irak a été occupé par une force américaine prétendant vouloir l’aider à atteindre la prospérité. Or, cette promesse n’a jamais été atteinte, même pour le plus modeste des espoir Iraquiens.

ViaAbdul Karim Saleh

Ali Al-Jubouri