À première vue, les flux de biens et de personnes entre l’Irak et les pays voisins semblent relativement normaux et sous contrôle. Toutefois, un fléau silencieux menace le pays et s’immisce à travers les frontières: la contrebande de médicaments. Le trafic de médicament s’appuie sur des intermédiaires des deux côtés des frontières et inonde le marché noir, mais aussi des pharmacies et des fournisseurs médicaux irakiens en contrefaçons ou produits périmés.

Le trafic de médicaments a une longue histoire qui commence avec les sanctions imposées sur le pays en 1991. Ces sanctions, qui ont causé des milliers de morts, ont stimulé la contrebande entre l’Irak et les pays voisins qui perdure jusqu’à aujourd’hui. La transition d’un État basé sur un modèle économique socialiste soutenant sa propre production de médicaments à une économie de marché libre et concurrente a renforcé plusieurs entreprises qui n’hésitent pas à profiter des défaillances juridiques. 

Des revendeurs et des compagnies privées ont commencé à importer et à introduire des médicaments de manière clandestine pour les revendre sous les prix du marché en Irak. Cela a amené à une crise de l’industrie pharmaceutique irakienne. Contrairement aux entreprises précédentes, les nouveaux entrepreneurs et les revendeurs sont motivés par la recherche du profit, sans se soucier des conséquences que pourrait provoquer la distribution de médicaments de mauvaise qualité distribués aux patients dans le pays. 

La part de contrefaçons entrant dans le pays est large.

Selon Mr. Jawad al Mousawi, membre de la commission parlementaire pour la Santé en Irak, 80% des médicaments entrant sur le territoire irakien sont des contrefaçons.

“Ce qui explique cette réalité est le fait que cette industrie est contrôlée par les magnats de l’industrie pharmaceutique”, déclare-t-il. Monsieur al Mousawi pointe aussi du doigt le ministère de la Santé et le syndicat des pharmaciens concernant cette situation: “le manque de mesures et d’inspection des autorités a engendré une détérioration de la situation et la corruption du commerce de produits pharmaceutiques”, ajoute-t-il. 

Ce point de vue est toutefois rejeté par des représentants du gouvernement: “Nous rejetons complètement les accusations de négligence au sein du ministère de la Santé et une responsabilité du syndicat des pharmaciens”, déclare Mr. Muthanna al Taie, le représentant du syndicat des pharmaciens irakien. Le porte-parole a également expliqué que le ministère de la Santé a renforcé les mesures de coopération avec le syndicat afin de lutter contre l’existence de pharmacies illégales. “Le trafic de produits pharmaceutiques illégaux à nos frontières est difficile à contrôler et ce sont les douanes qui sont à blâmer pour ce phénomène”, ajoute-t-il. 

Il est important de mentionner que le gouvernement irakien a organisé une série d’opérations afin de lutter contre la corruption aux postes-frontières et aux douanes du pays.

Le rôle des partis-milices

Malgré ces initiatives hautement médiatisées sur les postes frontières irakiens de la part du gouvernement de Mustafa al Kadhimi, le trafic de médicaments reste important du fait de l’interférence venant de la sphère politique dans le pays. Un facteur majeur entravant la lutte contre la lutte contre l’importation illégale de produits pharmaceutiques est liée à la connexion opaque entre le ministère de la Santé et l’entreprise Kimadia qui commercialise des médicaments et du matériel médical en Irak. Parlant sous couvert de l’anonymat, un médecin irakien nous a expliqué les ambiguïtés de cette relation et la collusion qui la caractérise: “Ces dernières années, le ministère de la Santé a donné à Kimadia un monopole dans la fourniture de produits pharmaceutiques malgré les nombreux soupçons de corruption qui pèsent sur l’entreprise. Kimadia est connue pour ses importation de faux médicaments et même d’implication dans la contrebande de ces produits depuis l’extérieur de l’Irak. Ce qui explique sa relation privilégiée avec le gouvernement est qu’elle est soutenue par le mouvement sadriste ainsi que par son bras armé, les brigades de la Paix (Sarayat al Salam)”. 

Cette même source ajoute: “Beaucoup de patients atteints du cancer meurent dans les hôpitaux irakiens du fait de traitements inefficaces fournis par l’entreprise Kimadia avec l’accord du ministère de la Santé. Ces dix dernières années, cette compagnie a régulièrement remporté des contrats énormes de la part du gouvernement”.

Le docteur soutient que le syndicat des médecins a tenté à plusieurs reprises de tirer la sonnette d’alarme auprès du ministère de la Santé afin de mettre un terme à la coopération avec cette compagnie, mais ces efforts n’ont malheureusement pas trouvé bon entendeur auprès du gouvernement. 

Dernier exemple en date de la corruption émanant de ce groupe: l’entreprise Kimadia a été chargée d’assurer l’approvisionnement des premiers lots de vaccins au COVID-19 reçus en décembre 2020. Toutefois, les vaccins ont été mis de côté et réservés à des membres de la classe politique et à leurs proches. 

Accords signés au sang

Une conséquence importante des importations illégales de médicaments en Irak et l’accélération de l’industrie pharmaceutique locale. S’exprimant sur les différences entre l’industrie locale et les produits importés, M. Uday Slaiwa, un ingénieur pharmaceutique travaillant dans l’usine d’industrie pharmaceutique de Samara nous a expliqué que les médicaments locaux sont plus 

Avant 2003, le régime baathiste régulait la production de produits locaux afin d’assurer strictement la qualité des procédures de fabrication. Plus encore, une série de lois et de taxes à l’importation existaient qui protégeait l’industrie locale.

Toutefois, avec la libéralisation de l’économie irakienne, le marché local a été inondé de médicaments importés. La collusion entre les compagnies pharmaceutiques et les élites politiques a permis à ces dernières d’esquiver les taxes et d’importer des produits à prix cassés. 

Malgré d’anciennes lois toujours en place qui permettent de taxer les produits importés, les pharmacies locales sont pleines de médicaments étrangers qui battent les prix des produits pharmaceutiques irakiens. Une source venant du ministère de la Santé s’exprimant sous couvert de l’anonymat a partagé son point de vue sur cette situation avec the Red Line: “Les compagnies pharmaceutiques telles Kimadia importent des produits de piètre qualité et parfois même de faux médicaments pour le compte du ministère de la Santé en prétextant généralement à tort que ces produits sont indisponibles sur le marché local”. 

La plupart du temps, le gouvernement réduit voire parfois exclut les taxes sur les produits importés lorsqu’ils bénéficient au secteur public. Cette règle permet d’obtenir des approvisionnements à des prix raisonnables pour des secteurs vitaux comme la santé. Toutefois, la règle a souvent été instrumentalisée par les compagnies privées qui obtiennent des contrats du gouvernement pour acheminer leurs marchandises à des coûts moins élevés pour leur propre bénéfice, comme nous l’explique notre source au sein du ministère de la Santé: “Après avoir acquis des produits détaxés en collaboration avec le ministère de la Santé, certaines compagnies vendent illégalement ces produits à des fournisseurs privés qui alimentent eux-mêmes les pharmacies en Irak”.

Toutes ces malversations se font au détriment de la santé public et des centres de production locaux qui ne courent pas après les profits.

L’industrie de la redistribution de produits pharmaceutiques en Irak vaut des milliards de dollars et est basée sur une stratégie de trafic illégal faisant des ravages dans le pays.

En se servant de failles dans la législation, les autorités locales ont signé des accords malhonnêtes avec les magnats de l’industrie pharmaceutique irakiens. Ces accords se scellent avec le sang de ses victimes irakiennes. 

Postes frontière illégaux

D’autres formes de trafics ont lieu autour des postes frontières officieux qui se situent hors du contrôle des autorités, selon Mr. Uday Slaiwa, il y a de nombreux passages frontaliers illégaux au travers desquels sont acheminés des médicaments venant de Turquie, de Jordanie ou d’Iran. Selon une enquête publiée par le journal The Independent Arabia, 70% des médicaments présents sur le marché irakiens sont issus de la contrebande. 

Bien qu’étant incapable de mettre un terme à l’afflux de médicaments illégaux sur le marché irakien, le ministère de la santé annonce régulièrement des saisies de produits pharmaceutiques de contrebande, surtout le long de la frontière Iran-Irak. Le plus récent cas eut lieu en octobre dernier lorsque les forces de sécurité ont saisi quelque 19 camions remplis de médicaments de contrebande. “La cargaison était acheminé par des routes abandonnées de la province de Diyala”, raconte Mr. Omar al Waili, le responsable de l’autorité des postes frontières irakiens.

Mr. al Waili a également soutenu que l’enquête sur l’origine de la cargaison avait mené directement aux milices proches de l’Iran officiant dans la région et qui ont profité du recul de l’Etat ces dernières années pour établir des points de passages avec l’Iran en dehors de toute réglementation. 

Le ministère de l’Intérieur s’efforce de convaincre qu’il a une stratégie pour rétablir la souveraineté de l’État sur les frontières et prévenir les opérations de contrebande. Toutefois, beaucoup d’éléments incriminent les milices en Irak alors même que le gouvernement tente de retrouver des pans de souveraineté. Ce constat est d’autant plus troublant que les milices en question ont acquis une certaine légitimité auprès de l’État et sont financées par le budget du gouvernement. 

S’exprimant sur le sujet, Mr al Waili tente de rassurer: “Nous faisons de notre mieux, mais il y aura toujours des failles à nos frontières, et cela concerne les biens comme les produits pharmaceutiques. Il y a plus de 21 postes frontière officieux en Irak. Ces points de passage représentent un défi majeur pour les autorités”. Malgré l’impuissance gouvernementale, la plupart de ces postes-frontières illégaux auraient déjà étés repérés par les polices aux frontières, selon Mr. al Waili. 

La contrebande explose durant la COVID

Avec l’arrivée de l’épidémie de COVID-19 en Irak, la contrebande s’est considérablement développée dans le pays. Cela tient en partie aux problèmes inhérents au secteur de la santé en Irak et à l’insuffisance de l’approvisionnement médical en Irak. 

S’exprimant sur le sujet, le président du syndicat des médecins irakien, monsieur Abdul Amir Al-Shammari soutient que l’épidémie a été d’autant plus instrumentalisée pour acheminer des produits et les redistribuer sur le marché à des prix supérieurs au prix du marché. 

Durant la pandémie, le ministère de la Santé a perdu le contrôle de la situation, ce qui a accentué les mauvaises pratiques dans le secteur de l’approvisionnement en médicaments. “La panique de la population et l’incapacité du ministère à obtenir des médicaments durant la première vague de l’épidémie a exacerbé la situation”, explique Mr. al Shammari. 

Des pharmacies privées et des propriétaires de magasins ont en partie soutenu le trafic durant cette première vague, comme nous le soutient le propriétaire d’un magasin de produits pharmaceutiques: “certains produits acheminés ont tout de même permis de sauver des vies. Les restrictions de déplacement, l’interdiction d’importer des médicaments commercialisés à l’étranger sans licence gouvernementale ou encore la très lourde bureaucratie irakienne au sein du ministère de la Santé ont forcé certaines compagnies à agir rapidement afin de répondre à la demande dans le pays

Ce propriétaire s’exprimant de manière anonyme a également critiqué le ministère de la Santé pour avoir fermé l’œil sur les relations opaques qui lient certaines compagnies médicales à des factions politiques. Ces relations créant des monopoles illégaux, ils empêchent d’autres entreprises de s’étendre et d’assurer la production de médicaments pourtant vitaux en Irak. “Une telle hypocrisie doit être combattue. Sinon, les irakiens ne cesseront jamais de recourir à des méthodes illégales pour régler leurs affaires”, conclue-t-il.

ViaShafaq Abd al-Elaah