Cet article est publié en partenariat avec l’édition kurde (Kurmanji) du Monde Diplomatique (https://ku.mondediplo.com/)

Empêtré dans d’interminables négociations avec le gouvernement fédéral irakien d’une part et en proie à ses propres discordes politiques, le Kurdistan irakien traverse une grave crise institutionnelle. La décision du gouvernement fédéral d’allouer 12,6% de son budget à la région autonome kurde en échange de la livraison annuelle par le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) de 400 000 barils de pétrole à Bagdad n’a pas été bien accueillie à Erbil. Entretemps, la tension monte entre le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), les deux partis dominant la scène politique kurde. Ces tensions internes affaiblissent d’autant plus la force de négociations du GRK face à un gouvernement fédéral décidé à réaffirmer ses prérogatives régaliennes en matière de commerce et d’exportations.

Imbroglio pétrolier

Les mauvaises nouvelles s’accumulent pour le Kurdistan depuis le 23 mars dernier, date à laquelle un tribunal international de commerce a tranché en faveur de Bagdad qui accusait Erbil d’exporter illégalement le pétrole de sa région sans l’aval de l’organisation irakienne pour la commercialisation du Pétrole (SOMO) depuis 2013. Suite à cette décision, les compagnies pétrolières n’ont cessé de se retirer de la région kurdes face aux menaces de Bagdad de sanctionner leurs activités dans le reste du pays. Pire, l’Irak a abaissé les frais de transit de son pétrole via le pipeline turc de Ceyhan. En faisant affaire avec Erbil, Ankara touchait une rente convenable pour faire transiter le pétrole kurde vers le terminal maritime de Ceyhan, or, Baghdad a désormais le droit international de son côté pour reprendre le contrôle sur ces exportations et ses tarifs.

Plutôt que de se plier à la contrainte, le gouvernement turc a décidé de fermer son oléoduc jusqu’à ce qu’un nouvel accord soit trouvé. “La Turquie a toute une gamme de moyens de pression à sa portée. Elle limite également le débit du Tigre avec tous les barrages qu’elle contrôle en amont de l’Irak. Cela a un impact catastrophique sur l’environnement dans le bassin mésopotamien, mais c’est une arme redoutable pour faire avancer les négociations”, explique Harry Istepanian, expert et consultant indépendant en eaux et énergies. Le tribunal de commerce a également ordonné au gouvernement turc de verser une amende de deux milliards de dollars à Bagdad (bien moins que les trente milliards réclamés par l’Irak pour compenser son manque à gagner lorsque le GRK exportait unilatéralement son pétrole). Toutefois, les autorités turques entendent bien imposer leur calendrier afin de payer leur dette en plusieurs fois, explique Mr. Istepanian.

Dans ce contexte, le GRK se retrouve vulnérable et dépendant des résultats des négociations entre Bagdad et Ankara. Mais la Turquie a également bien compris qu’elle a besoin qu’Erbil reste un acteur de premier plan en Irak. “Ankara sait que plus le GRK parvient à s’imposer, plus il limite l’influence de Bagdad, ce qui augmente la marge de manœuvre de la Turquie”, nous explique Sardar Aziz, ancien conseiller au parlement du Kurdistan irakien, chercheur et analyste. “Le GRK et la Turquie ont développé des relations étroites au niveau économique, sécuritaire et énergétique. En permettant à Erbil d’exporter son pétrole, la Turquie a établi un équilibre de pouvoir entre Erbil et Bagdad. La décision de la cour internationale d’arbitrage de commerce [en faveur de Bagdad] a réduit le pouvoir d’Erbil mais n’y a en aucun cas mis un terme”, ajoute l’expert. C’est pourquoi le GRK était présent lors d’une rencontre entre les délégations turque et irakienne

Bien que l’arbitrage international entende réaffirmer les prérogatives de la constitution irakienne qui stipule que le GRK doit mettre les revenus de ses exportations pétrolières à disposition de Bagdad et que celui-ci doit financer le budget du Kurdistan, des nombreux flous juridiques persistent quant au montant qui doit revenir à Bagdad. “La constitution parle des champs pétroliers déjà existants au moment de sa rédaction (en 2005), et non pas des futurs champs. De fait, le GRK aurait théoriquement le droit d’exploiter et d’exporter sa production sans en référer à Bagdad”, précise Mr. Istepanian. Mais les nuances non résolues de ce genre sont légions concernant le différend qui frappe l’Irak et sa région autonome kurde. Incapables de graver définitivement dans le marbre les modalités de leur pacte du “pétrole contre salaires”, les deux autorités sont amenées à renégocier les termes de leur accord quasiment tous les ans.

Blocage institutionnel

Déterminé à utiliser tous les recours, le GRK a récemment déposé une plainte auprès de la Cour Suprême fédérale irakienne en stipulant que plusieurs articles de l’accord budgétaire présenté par Bagdad ne respectait pas l’esprit de la constitution irakienne. Dans l’attente d’une décision de la Cour Suprême, le blocage persiste, entre Erbil, Bagdad… et Ankara.

Mais d’autres bâtons se sont glissés dans les roues des institutions kurdes ces derniers mois. Le mandat des députés kurdes a expiré le 22 novembre dernier. Ceux-ci se sont permis d’étendre leur mandat à la fin 2023. Le GRK a aussi repoussé les élections parlementaires régionales d’un an suite à de sérieux désaccords sur les circonscriptions électorales qui favorisent le PDK au détriment des autres partis de la région. En réponse, le gouvernement fédéral a stipulé que ce report était illégal. “Nous sommes dans un vide juridique: le parlement kurde n’est plus reconnu par Bagdad comme une entité légale pouvant légiférer ou superviser des élections car il a outrepassé son mandat”, résume Winthrop Rodgers, journaliste indépendant basé en Irak et spécialisé sur le GRK.

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Pour sortir de la crise, le président de la région kurde, Mr. Nechirvan Barzani a fait officiellement appel à la Haute Commission Indépendante pour les élections en Irak (IHEC) afin qu’elle supervise elle-même le scrutin. Dans l’attente d’une réponse formelle de la part de l’IHEC, de nombreux experts s’interrogent: “L’IHEC ne pourra probablement pas superviser les élections régionales kurdes avant la fin de son mandat le 7 janvier 2024. Elle est déjà occupée à préparer les élections régionales en Irak qui auront lieu en décembre prochain. Cela veut dire que la crise administrative du GRK risque de durer bien plus longtemps que nous ne le pensons, potentiellement plusieurs années”, analyse un juriste et conseiller au parlement kurde n’ayant pas souhaité divulguer son identité.

Le spectre de la discorde

Selon Mr. Sardar Aziz, la crise est politique avant d’être institutionnelle. Au GRK règne chez les partis dominants (l’UPK et le PDK) la peur de perdre l’ascendant sur son rival. En insistant pour la division du GRK en plusieurs circonscriptions électorales, l’UPK et les nombreux partis d’opposition souhaitent avant tout limiter la mainmise du PDK sur les institutions kurdes d’Irak. L’ascension de l’impétueux Pavel Talabani au sein de l’UPK a d’ailleurs considérablement crispé les relations avec le PDK. Les fortes tensions entre les deux mouvements font peser le spectre d’une guerre fratricide comme celle qui avait ensanglanté la région kurde dans les années quatre-vingt-dix.

Historiquement plus proche de la Turquie, le PDK s’oppose en tout point avec son rival de l’UPK. Suite à la guerre civile kurde, le premier a obtenu via une médiation américaine le contrôle militaire des régions de Dohuk et Erbil alors que le second domine la province de Sulaymaniyah. L’UPK est également proche de l’Iran pour qui elle est un partenaire important sur le plan économique (trafic de pétrole et de dollars) et sécuritaire. Pour cette raison, Téhéran ne laissera pas tomber son allié au Kurdistan. 

La perpétuation de l’ordre politico-militaire par les deux partis se divisant la région kurde est aussi source de nombreux débats. Depuis trente ans, les alliés occidentaux du GRK poussent pour une unification des peshmergas en une seule entité apolitique, mais force est de constater que les premiers concernés se sont montrés récalcitrants au fil des années. “Cette fusion les fait craindre de perdre leur pouvoir et que leurs partis s’effondrent. L’UPK et le PDK ont besoin de leur privilèges pour assurer leur survie” constate Jabar Yawar, ancien secrétaire du ministère peshmerga. “Le processus de réunification des forces peshmergas est très lent; il y a beaucoup de problèmes au ministère peshmerga et les conseillers internationaux viennent souvent attirer l’attention du GRK sur cette question. Ils expliquent que si le processus [d’unification] n’avance pas, l’assistance se tarira”, ajoute-t-il. Malgré la présence d’une petite force peshmerga unifiée, la loyauté des combattants et de leurs commandants peut toujours basculer du côté d’un parti ou d’un autre. En outre, de nombreuses forces militaires et sécuritaires fonctionnent en semi-autonomie et avec des logiques partisanes, telles les forces de défense, les forces d’urgence, les forces de Zerevan et les forces de sécurité, souligne l’ancien secrétaire. “Soixante-dix pour cent des dépenses du KRG vont à la sécurité, tout comme l’Irak. C’est probablement la sécurité la plus coûteuse au monde”, note également Mr. Sardar Aziz, qui ajoute que des 400 000 salaires versés par le ministère, de nombreux sont en réalité des salaires “fantômes” que touchent des officiels corrompus.

Pour couronner le tout, de vives tensions ont récemment éclaté au sein même du ministère des peshmergas, où l’équilibre des forces entre UPK et PDK est remis en question par ce dernier. Le PDK a effectivement poussé vers la sortie plusieurs cadres de l’UPK du ministère et perturbé équilibre des forces en sa faveur (obtenant dès lors 53% des positions au sein du ministère), ce que l’UPK dénonce à cors et à cris. Selon l’analyste Mr. Sardar Aziz, c’est le Premier ministre Masrour Barzani qui pousse pour ce remaniement ministériel.

Le Kurdistan irakien a donc de nombreux défis à relever: parvenir à un accord avec Bagdad sur les transferts d’hydrocarbures et le versement des salaires, surmonter le vide juridique que les parlementaires kurdes ont engendré en étendant leur mandat et en perdant leurs prérogatives institutionnelles, sortir leurs forces militaires des logiques partisanes et surtout, gagner en transparence à tous les étages afin de garantir aux citoyens du GRK toutes les prérogatives qu’un Etat de droit est censé apporter.

Sylvain Mercadier (journaliste, fondateur et directeur de publication du média franco-irakien The Red Line et Araz Muhamad, journaliste