Dans la petite salle située au troisième étage d’un immeuble sans charme, au-dessus d’un salon de beauté et d’un bureau de change, de jeunes gens se réunissent comme chaque vendredi soir. Assis en cercle, on y chante les louanges de Jésus. Le fort accent du pasteur laisse deviner ses origines latinos. Parmi ses fidèles, on compte des Mexicains, des Américains, des Suisses, des Taïwanais, un jeune originaire de Bagdad et deux Kurdes. La soirée commence par une prière, et se poursuit en chansons. Un adolescent au visage ravagé par l’acné enchaîne fièrement les accords sur sa guitare « Yamaha », pendant que le pasteur tourne les pages de son recueil de chansons. On écoute ensuite le long exposé d’un invité taïwanais sur l’amour, où celui-ci brasse des concepts abscons dans un anglais saccadé et maltraité. Qu’importe, car les convives ont l’air dans leur bain et enchaînent des questions difficilement accessibles au néophyte. 

   On termine finalement la soirée autour de biscuits et de jus de fruits pour faire connaissance avec les nouveaux venus, peu nombreux et dont je suis, avant de faire un jeu visiblement attendu : le quizz sur la Bible. « Tu te sens plus à l’aise avec l’Ancien ou le Nouveau Testament ? » demande en anglais l’animateur du jeu, le fils du pasteur. « Le Nouveau ! » répond sans broncher le jeune Bagdadi. « Alors, peux-tu me dire combien de parties compte le premier Épître aux Corinthiens ? » Le jeune prend quelques secondes de réflexion avant de répondre : « Seize ». C’est correct, son équipe gagne un point. Le jeu se poursuit. On réfléchit, on répond, on se trompe souvent, mais peu importe : l’objectif en est d’approfondir sa connaissance des Écritures en s’amusant. 

   La scène a quelque chose d’irréaliste. Car nous ne sommes pas dans les faubourgs d’une petite ville de la Bible Belt américaine, mais bien à Sulaymaniyah, au Kurdistan irakien. Leur présence est connue, plus ou moins acceptée et suscite sarcasmes, fantasmes, mais surtout la question : d’où sont venus des évangélistes au Kurdistan irakien ? 

1. Brève histoire

   L’arrivée des évangélistes en Irak ne date pas, comme on pourrait s’y attendre, de l’invasion américaine de 2003. Dès le XIXe siècle, des presbytériens s’installèrent dans le pays avec l’autorisation des autorités ottomanes. Actives dans le domaine de l’éducation, diverses églises s’implantèrent plus tard en Irak et furent tolérées sous le royaume hachémite puis le gouvernement d’Al-Qassim. Elles en furent ensuite expulsées avec le coup d’État baasiste, et leurs activités cessèrent avec la fermeture de toutes les écoles privées en novembre 1968. Seules l’Église presbytérienne et les adventistes, installés de longue date, furent autorisés à demeurer et opérer en Irak au-delà. 

   Quelques organisations refirent leur apparition au Kurdistan irakien après la Première Guerre du Golfe et l’autonomie de facto de la région. L’ONG Servant Group International, fondée en 1992 à Nashville par Douglas Layton, s’implanta ainsi dès 1993 par le biais de divers projets humanitaires. Pourtant, ses débuts au Kurdistan irakien ne furent pas des plus heureux, notamment en raison de l’opposition des autorités kurdes aux velléités trop ouvertement prosélytes de l’ONG. D. Layton fut ainsi brièvement arrêté puis expulsé du Kurdistan irakien après avoir déclaré publiquement, dans la ville de Duhok, que les Kurdes auraient leur « terre promise » s’ils « suivaient Jésus » et que l’Islam ne leur apporterait que guerre et malheur. 

   L’ONG put cependant reprendre ses activités sur place en 1996 après que D. Layton a fait du lobbying pour le PDK à Washington. Le Kurdistan demeurait alors la seule région d’Irak ouverte aux évangélistes. En 2001, l’ONG Servant Group International ouvrit une école privée, la Classical School of the Medes, dans la ville de Sulaymaniyah. Signe que le groupe entretenait également de bonnes relations avec le PUK. L’ONG, ayant appris de ses erreurs passées, n’était plus censée convertir qui que ce soit mais apporter une aide humanitaire et matérielle au Kurdistan, de « servir les musulmans avec l’espoir et l’amour du Christ».

   Le projet d’invasion de l’Irak par l’administration de George Bush offrait une opportunité historique aux évangélistes de se réimplanter durablement dans ce pays. G. Bush était lui-même un chrétien « reborn », baptisé en 1985, dont le discours politique était parsemé de références religieuses. L’appui de plusieurs congrégations évangéliques aux États-Unis avait été décisive lors de l’élection de 2001 et le nouveau président ne faisait pas mystère de sa proximité avec ces dernières. C’est donc dans ce contexte que plusieurs congrégations apportèrent leur soutien publique et enthousiaste aux projets américains. 

   Dès octobre 2002, Richard D. Land, de la Southern Baptist Convention, appelait le président Bush à envahir l’Irak. Il s’agissait selon lui d’une « guerre juste » et défensive, menée par une « autorité légitime », à savoir les États-Unis. Quatre autres représentants de courants évangéliques cosignaient la lettre, apportant par là une justification théologique à la guerre. 

   Les références religieuses n’étaient pas absentes du discours officiel, mais l’administration de G. Bush s’en tenait officiellement à sa volonté « démocratiser » le Moyen-Orient et de renverser un tyran aux liens supposés avec al-Qaïda. La conversion des musulmans au christianisme, porter la Bonne Nouvelle n’était évidemment pas le but premier, mais on peut comprendre les intérêts de l’administration américaine de faciliter la création d’une petite communauté évangélique en Irak. Laquelle lui serait naturellement proche et pourrait éventuellement servir de point d’appui logistique, notamment dans les domaines humanitaire et éducatif. 

   Trois principales organisations tentèrent de se faire une place dans l’Irak nouvellement « libéré » en 2003. La puissante Southern Baptist Convention, d’abord, qui aurait dépensé pour 250 000 dollars en aide humanitaire dès le début des hostilités, puis distribué plusieurs dizaines de milliers de rations alimentaires sur le terrain. À la fin de la guerre, la Southern Baptist Convention aurait acheminé plusieurs milliers de Bibles traduites en arabe, sans rencontrer toutefois le succès escompté. 

   La Samaritan’s Purse, dirigée par Franklin Graham, apporta elle aussi une aide matérielle considérable en Irak sitôt la fin de la guerre proclamée par G. Bush. Selon l’organisation, en 2004, des abris auraient été construits pour 4000 personnes, des milliers de casseroles et des médicaments distribués en quantités très importantes. 

   La Servant Group International, enfin, qui disposait d’un atout de poids par rapport à ses « concurrentes » : sa présence dans le pays depuis plus de dix ans et ses liens privilégiés avec de hauts responsables kurdes irakiens. 

   Hélas pour ces organisations, les projets américains prirent un tour inattendu. L’assassinat de trois missionnaires baptistes en mars 2004 à Mossoul démontra vite que les évangélistes, arrivés à la suite des « libérateurs », n’étaient pas nécessairement les bienvenus. La constitution quasi-immédiate de mouvements de résistance, l’opposition farouche à la présence américaine, la guerre civile dès 2004 et la plongée du pays dans le chaos vinrent quelque peu doucher les espérances d’évangéliser l’Irak. 

   Dans ce contexte, le Kurdistan irakien semblait une oasis de paix et de stabilité et apparut comme l’unique terre d’évangélisation potentielle du pays. 

2. L’implantation au Kurdistan irakien

   Quelques mois à peine après l’invasion américaine, Massoud Barzani, le dirigeant du PDK irakien assistait à une réunion de 350 pasteurs et évangélistes à Kirkouk.

   Par leurs connections, les évangélistes apparaissaient comme de précieux alliés à une époque où les dirigeants kurdes des deux partis escomptaient obtenir une part importante des aides américaines allouées à la reconstruction. D. Layton reçut une aide d’un million de dollars pour Servant Group International, dont une partie aurait été, selon Type Investigations, détournée notamment pour acheter les faveurs de dirigeants kurdes du PDK. Et, en effet, le Gouvernement régional du Kurdistan se montra particulièrement favorable à Servant Group International, à qui des terrains et des bâtiments furent octroyés pour leurs écoles. 

   Douglas Layton prit encore la tête de la Kurdistan Development Corporation, entreprise publique lancée par le Gouvernement régional du Kurdistan en 2004 afin d’encourager et de faciliter les investissements étrangers (américains) au Kurdistan, signe des excellentes relations entretenues avec le PDK irakien. En 2005, D. Layton lança, avec Bill Garaway, un autre responsable de Servant Group International, une campagne pour promouvoir le Kurdistan (« l’autre Irak ») à travers plusieurs films et un site internet. Financés par le Gouvernement régional du Kurdistan, ceux-ci devaient démontrer les bienfaits de l’intervention américaine. Plusieurs clips montraient de jeunes Kurdes souriants, remerciant les États-Unis pour leur intervention. 

   La Servant Group International était également dans les bonnes grâce de l’administration américaine. Entre 2005 et 2007, le département de la Défense américain déboursa 466 000 dollars dans la construction d’une école à Erbil pour le compte du groupe. Les projets humanitaires et médicaux de Servant Group International étaient eux aussi bénéficiaires des largesses américaines en Irak. 

   À Sulaymaniyah également, Servant Group International sut entrer dans les bonnes grâces de l’administration locale, tenue par le PUK. La présence d’une Classical School of the Medes était un atout pour les dirigeants locaux. Car s’il s’agissait d’une école religieuse, elle était avant tout perçue comme une école privée internationale anglophone. Un cursus scolaire à la Classical School of the Medes laissait entrevoir la possibilité d’études prestigieuses dans une université américaine, même si elle n’était qu’une école privée locale. Plusieurs familles fortunées et influentes y placèrent leurs enfants, Kurdes musulmans pour la quasi-totalité d’entre eux. 

   Néanmoins, si les parents kurdes avaient placé leurs enfants dans cette école par pragmatisme, les intentions de Servant Group International restaient, à terme, l’évangélisation. Selon le témoignage de parents d’enfants alors scolarisés à la Classical School of the Medes, chaque journée de cours commençait par une prière en anglais. Les sorties scolaires inquiétèrent plusieurs parents quant à leur caractère ostensiblement prosélytique. Selon les mêmes, des sorties en montagnes auraient été l’occasion d’invocation religieuses, d’appeler le Christ à revenir sur Terre. 

   Fin février 2012, Jeremiah Small, jeune enseignant américain à la Classical School of the Medes, fut assassiné par l’un de ses élèves qui se suicida dans la foulée. L’assassinat fut d’autant plus un choc, pour les enfants comme pour les parents, que l’élève était le petit-neveu du président irakien d’alors, Jalal Talabani. L’école fut fermée plusieurs mois et des rumeurs circulèrent, ce qui contribua à ternir irrémédiablement l’image de l’école. Des courants islamiques radicaux, actifs dans la plaine de Share Zor, firent courir des rumeurs fantastiques sur un millier d’enfants kurdes convertis au christianisme. 

   Officiellement, l’assassinat de Jeremiah Small ne fut jamais élucidé, même si les autorités écartèrent d’emblée l’idée d’un acte motivé politiquement ou religieusement. Les autorités kurdes de la région de Sulaymaniayh semblent avoir pris conscience du caractère potentiellement explosif de l’activisme des évangélistes dans l’enseignement privé. À la suite de l’incident, les responsables de l’éducation de la région de Sulaymaniyah firent savoir aux directeurs d’écoles privées de la région que le prosélytisme n’avait pas sa place dans l’enseignement privé international. 

3. Aujourd’hui

La Liberty Church, présente à Sulaymaniyah, est particulièrement discrète. Le petit local où leurs offices et événements divers sont célébrés n’est signalé que par un discret écriteau qui passe inaperçu. Elle est la branche irakienne de la Trinity Church basée à Virginia Beach, sur la côte Est. Pourtant, les noms des deux Églises sont différents et, curieusement, la Trinity Church ne mentionne aucune présence au Kurdistan irakien.

Nous savons encore qu’elle est rattachée à la Evangelical Rapha Church dont la page Facebook est particulièrement discrète quant à ses activités à Sulaymaniyah. Elle se cantonne à des citations bibliques traduites en kurde et une unique photo, sur laquelle les visages des fidèles sont floutés. Son pasteur, Alwand Shekhany, intervient certes à visage découvert, mais par le biais d’une autre page Facebook, formellement différente de l’Evangelical Rapha Church. Cette dernière est-elle rattachée à l’International Rapha Church basée à Decatur, dans l’Alabama ? Cela est impossible à dire dans la mesure où il existe de nombreuses Églises Rapha aux États-Unis sans qu’aucune ne mentionne d’activités en Irak.

Il existe encore une International Church of Sulaymaniyah, a priori plus transparente, qui organise des sorties ouvertes à tous et dont les noms des pasteurs sont visibles sur leur site. Pourtant, à y regarder de bien près, les visages qui apparaissent sur les photos publiées par l’Église sont ceux des fidèles croisés à la Liberty Church de Sulaymaniyah.

Les liens entre le Servant Group International et l’Evangelical Rapha Church sont difficiles à établir. Car, si plusieurs éléments indiquent que les Églises mentionnées ne seraient que des « filiales » plus ouvertement religieuses que la Servant Group International, rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Le problème est que le petit groupe d’évangélistes présent à Sulaymaniyah prend un soin particulier à masquer ses affiliations. Même la raison pour laquelle ceux-ci opèrent sous trois dénominations différentes est obscure. S’agit-il de plusieurs Églises coopérant et proches les unes des autres, ou d’une seule et même organisation ? Les noms des volontaires de la Servant Group International sont changés, les visages sont cachés, de même que ceux de l’Evangelical Rapha Church. Servant Group International n’est, officiellement, qu’une ONG derrière laquelle il est bien difficile de savoir quelle(s) Église(s) se cache(nt).

La discrétion des évangélistes à Sulaymaniyah s’explique-t-elle par le scandale consécutif à l’assassinat de Jeremiah Small en février 2012 ? Impossible de le savoir dans la mesure où tous les membres contactés, dont le pasteur Alwand Shekhany, ont refusé poliment de répondre à nos questions. Rien d’étonnant, néanmoins, dans la mesure où certaines Églises évangéliques ont communément recours à diverses tactiques de camouflage (humanitaire ou culturel). Le Servant Group International est, notamment, accusé d’être structuré de façon quasi-militaire.

La présence des évangélistes est connue à Sulaymaniyah, mais personne ne sait vraiment qui ils sont. On raille parfois, dans la rue, ces Américains qui vous parlent de Jésus dès la deuxième phrase. Les Kurdes qui fréquentent l’une de ces Églises le font, souvent, pour des raisons pratiques plus que religieuses. Il s’agit de parler anglais, espagnol, de se distraire en participant à des jeux, d’établir un réseau de contacts en vue de trouver un emploi à l’international. Sur les quelques Kurdes présents à la soirée à laquelle nous avons assisté en mars, une seule était une convertie.

Plusieurs des cadres de cette Église sont installés de longue date au Kurdistan irakien. Leurs enfants, nés ou arrivés très tôt dans le pays, sont parfaitement kurdophones et constituent un atout majeur auprès du public kurde. Les cadres établis à Sulaymaniyah se distinguent tous et toutes par une connaissance approfondie de la langue kurde. C’est à eux que l’on doit plusieurs ouvrages de référence pour l’apprentissage du soranî. Certains de leurs contacts kurdes dispensent des cours de kurde à destination des étrangers présents à Sulaymaniyah. Cette volonté de « s’intégrer » dans la société kurde, d’en maîtriser la langue participe d’une stratégie d’implantation durable dans la ville.

   Plus étonnamment, le Servant Group International est tout aussi discret sur ses activités scolaires. Les trois écoles Classical School of the Medes sont toujours ouvertes mais, sur leur site internet, c’est en vain que l’on cherche quelque allusion à la maison mère. À peine si une référence discrète aux « valeurs chrétiennes » y est présente dans l’historique. Les écoles affirment cependant travailler en partenariat avec la Franklin Classical School, basée dans la banlieue de Nashville, et dont le but est de « faire connaître et servir le Christ », de « transformer les familles, les institutions et les nations pour la Gloire de Dieu ». 

   Douglas Layton est aujourd’hui à la tête d’une compagnie de tourisme, « Explore Mesopotamia », qui se targue d’être présente dans la région depuis plus de trente ans. La page de la compagnie n’a, là encore, rien de particulièrement biblique ni de lien revendiqué avec le Servant Group International.

À Erbil, les Églises évangéliques ne font pas preuve de la discrétion de la Liberty Church de Sulaymaniyah. Elles y affichent fièrement et de façon visible leurs noms. La plupart sont situées dans le quartier chrétien d’Ankawa, au nord d’Erbil. On y compte une église baptiste, des méthodistes, des adventistes ou encore l’Église des Assemblées de Dieu (pentecôtistes), la plus importante en termes de fidèles. Toutes sont enregistrées légalement et certaines habilitées à célébrer des mariages reconnus par les autorités.

Selon Paul Cavaillié, qui a travaillé sur la question des églises protestantes au Kurdistan irakien, l’écrasante majorité des convertis sont issus des rangs chaldéens et assyriens. La question de la conversion au christianisme de musulmans reste toutefois un tabou, à Erbil comme à Sulaymaniyah. Les quelques musulmans ayant franchi le pas taisent le plus souvent leur changement de religion, y compris à leurs familles par peur d’être ostracisés. Les Églises demanderaient par ailleurs explicitement à leurs convertis ex-musulmans de rester discrets par crainte de conséquences fâcheuses à leur encontre. Les autorités kurdes refuseraient quant à elles d’inscrire la mention « chrétien » sur les documents d’identité des Kurdes enregistrés précédemment comme musulmans.

Il existerait enfin un phénomène de conversions opportunistes de jeunes musulmans dans le but de quitter le pays. Le statut de « chrétien » irakien facilitait en effet grandement l’octroi de statut de réfugié en Europe ou aux États-Unis lors des guerres civiles à répétition. Aujourd’hui, certains se convertiraient plus dans le but d’obtenir l’aide de l’une des Églises protestantes américaines pour quitter l’Irak que par conviction religieuse profonde.

Dans le nord du pays, aussi, certaines Églises entretiennent d’excellentes relations avec le PDK et le gouvernement central du GRK. Témoin la visite du prédicateur Franklin Graham à Erbil en janvier 2023. Directeur de la Samaritan’s Purse et soutien affiché de Donald Trump, ce « pape » évangélique profita de sa visite pour chanter les louanges de Neçirvan Barzani, garant selon lui de la tolérance religieuse qui régnerait dans la région.

La Samaritan’s Purse poursuit ses activités humanitaires, notamment auprès des réfugiés internes. En parallèle, naturellement, de ses activités purement prosélytes. Le Gouvernement régional du Kurdistan ne publie, quant à lui, aucun chiffre ni information précise relative aux activités de la Samaritan’s Purse. 

   Dans les autres régions d’Irak, les « succès » des évangélistes furent bien plus mitigés. Les sept Églises évangéliques revendiquées par la Société générale pour les Églises évangéliques nationales irakiennes échouèrent à obtenir quelque reconnaissance officielle que ce fût de la part des autorités irakiennes, notamment leur enregistrement auprès du waqf des Chrétiens et Yézidis. Un rapport de la World Evangelical Alliance fut remis au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève en 2020, afin de critiquer les entraves administratives résultant de ce refus de reconnaissance (notamment l’impossibilité d’ouvrir un compte en banque, de posséder une terre, les exemptions d’impôts ou encore la possibilité de publier). Des Églises présentes en Irak, et dont le nombre ne peut être établi avec certitude, seules deux bénéficient aujourd’hui d’une reconnaissance du gouvernement central irakien. 

   La visite du Pape François, début mars 2021, fit apparaître publiquement les dissensions et les rivalités qui divisent les Églises évangéliques irakiennes. Une lettre fut envoyée par la Société générale pour les Églises évangéliques nationales irakiennes au souverain pontife, lui demanda d’interférer auprès des autorités irakiennes pour la reconnaissance des Églises évangéliques établies après 2003 dans le pays. Aucune d’entre elles ne fut, dans la mesure où elles n’existent pas légalement, invitée à participer aux cérémonies officielles, à la différence de l’Église protestante presbytérienne reconnue. Cette dernière refuserait, selon la congrégation mentionnée, de plaider leur cause auprès des autorités irakiennes. 

   Les adventistes, qui étaient parvenus à maintenir quelques activités en Irak sous Saddam Husseïn, devinrent l’objet de persécutions de la part de divers groupes armés irakiens après 2003. Les quelques dizaines de fidèles se réfugièrent au Kurdistan irakien, à Erbil. En 2020, leur Église affirmait ne plus être présente en Irak fédéral.

Et, si leur présence est plus visible à Erbil, les évangélistes ne semblent guère y rencontrer plus de succès. Car, même si le fait qu’une partie des convertis pratiquent secrètement leur religion, ce qui rend toute estimation délicate, un rapport du Département d’État américain de 2018 estimait que le nombre de fidèles des Églises évangéliques en Irak ne dépassait pas les plus de deux mille âmes. 

Les tentatives d’implantation des Églises évangéliques en Irak après 2003 n’ont donc été qu’un demi-succès. Submergées par une résistance et une opposition qu’ils n’avaient pas prévues, les autorités d’occupation américaine ne leur apportèrent le soutien que plusieurs congrégations évangéliques attendaient. Elles-mêmes prises pour cible par les « insurgés » irakiens, elles durent rapidement circonscrire leurs activités et leurs velléités évangélisatrices au Kurdistan irakien. 

En 2023, les Églises évangéliques sont ainsi toujours présentes dans la région autonome, parfois engagées dans d’obscures cabales et intrigues, mais leurs objectifs, leurs noms, leur identité même sont souvent difficiles à établir en raison des soins qu’elles prennent elles-même à se dissimuler. Leur bonne entente avec les autorités du PDK et du PUK témoignent de stratégies de réseautage réussies, qu’il s’agisse d’avancer à visage masqué, comme la Servant Group International, ou de s’afficher ouvertement, ouvrir d’imposantes églises en grande pompe comme la Samaritan’s Purse. Pourtant, quelle que soit leur obédience avouée ou cachée, les Églises évangéliques ont, au Kurdistan irakien, échoué dans ce qui est leur but ultime : convertir massivement des musulmans à la « vraie foi ». 


  1. Petite ville du Tennessee où de nombreux réfugiés kurdes irakiens s’étaient établis à la fin des années 1980.
  2. https://www.typeinvestigations.org/investigation/2010/07/12/american-evangelicals-kurdistan/
  3. Tel qu’on peut le le lire sur leur page officielle en 2023 (https://servantgroup.org/). 
  4. La congrégation baptiste la plus importante des États-Unis, revendiquant aujourd’hui plus de 13 millions de membres. Fortement conservatrice, elle fut l’un des soutiens les plus fidèles du candidat puis du président G. Bush. 
  5. Selon la terminologie chrétienne. 
  6. Selon Sébastien Fath, le phénomène aurait été surestimé par les médias européens et le soutien à la guerre aurait surtout été le fait de quelques « grosses » congrégations comme la Southern Baptist Convention. Cela aurait masqué les réticences d’un bon tiers des évangéliques américains et, notamment, de personnalités qui, comme Billy Graham, ne prirent jamais position sur la guerre. Voir Sébastien Fath, « Les Églises évangéliques américaines et la guerre au Moyen-Orient » in Les Champs de Mars, 2015/1
  7. Proche de la famille Bush. Son père, Billy Graham, aurait « changé la vie » de G. W. Bush selon ses propres termes. 
  8. Chiffres donnés par Dominic Joseph Volonnino, « Evangelicals invade Iraq » in Peace and Conflict Monitor, 26 mars 2004, https://ideasforpeace.org/content/evangelicals-invade-iraq/#_edn36
  9. https://www.typeinvestigations.org/investigation/2010/07/12/american-evangelicals-kurdistan/
  10. https://www.theotheriraq.com/
  11. Rajiv Chandrasekaran, « Iraq’s Kurds cultivate bonds with U.S. », in NBC News, 23 avril 2007, https://www.nbcnews.com/id/wbna18263258
  12. « Kurdistan : the Other Iraq : Thank you », vidéo postée sur Youtube le 22 octobre 2007, https://www.youtube.com/watch?v=0C8ktHUBD0s
  13. On en comptait trois au Kurdistan irakien, à Sulaymaniyah, Duhok et Erbil. 
  14. Selon le témoignage fait par un ancien directeur d’école internationale. Il va de soi que cela exclut la religion musulmane, puisque l’école turque de Sulaymaniyah (Salahadin High-School) dispense des cours de religion sans que cela ne pose de problème à quiconque.
  15. L’Église protestante presbytérienne évangélique, installée depuis l’Empire ottoman, et l’Église adventiste du Septième Jour, établie depuis 1923. 
  16. Casper, « Iraq’s Evangelicals Use Pope Francis’s Visit to Press for Equality » in Christianity Today, 5 mars 2012, https://www.christianitytoday.com/news/2021/march/iraq-pope-francis-visit-evangelical-christian-registration.html
  17. https://encyclopedia.adventist.org/article?id=6DZ4
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