Alors que la crise du coronavirus entre dans sa seconde année, l’Irak continue de lutter contre une crise sanitaire sans fin. Bien que le pic de la pandémie soit derrière, l’analyse de la gestion de l’épidémie dans la province de Dhi Qar révèle les nombreuses défaillances au sein des services de santé publics irakiens.

Ali Abdul Zahra a du mal à contenir sa douleur et sa tristesse en se remémorant les événements tragiques qu’il a traversé durant la pandémie de COVID en juillet dernier. Alors qu’il était gravement malade, ce militant de 27 ans luttait également pour sauver sa famille qui a été mise en isolation en même temps que lui au centre hospitalier universitaire al Hussain, l’un des plus grands centre médical dans al Nasiriyah, la capitale du gouvernorat. 

Le jeune homme se démena sans relâche, alors qu’il était lui-même infecté du virus. Au lieu de cela, il volait de salle en salle, entre les halls de l’hôpital et les salles d’attente à la recherche de bouteilles d’oxygène. Tragiquement, Ali avait transmis le virus à sa famille. Il était désormais en mission pour les sauver. Mais de nombreux obstacles se dressaient sur sa route.

Le gouvernorat de Dhi Qar a enregistré plus de 23 000 cas de COViD-19 entre mars et novembre 2020. Près de 1000 personnes sont décédées des suites de leur infection dans la province. Ces chiffres relativement bas cachent le fait que Dhi Qar a été au cœur d’un jeu de pouvoir où les partis locaux se sont affrontés pour prendre le contrôle des infrastructures médicales en pleine pandémie, ce qui a grandement affecté la capacité des hôpitaux à appréhender la crise. 

Hôpitaux complets

Ali Abdul Zahra se souvient à quel point les centre hospitaliers manquaient de tout à cette époque: “Transférer un patient à travers les corridors bondés était presque impossible. J’ai porté ma mère et ma grand-mère moi-même de mes propres mains en hurlant de douleurs, alors que les infirmiers couraient dans tous les sens. Il n’y avait pas de lit à roulettes, pas de chaises roulantes, ni aucun équipement disponible du fait de la saturation des hôpitaux. 

La seule chose qui pouvait alléger nos difficultés à respirer du fait du COVID-19 était de fournir de l’oxygène aux patients, et qu’ils devaient généralement s’administrer eux-mêmes. “Je devais donner de l’oxygène à ma mère et ma grand-mère alors qu’elles étaient allongées par terre. Après un court instant, leur état s’est stabilisé, mais elles ont dû rester allongées par terre pendant trois jours avant que nous ne parvenions à obtenir un meilleur espace grâce à une connaissance qui travaillait à l’hôpital. Mais ce n’était encore que le début du calvaire d’Ali et de ses proches. 

Toujours malade, Ali devait se démener pour ramener des bonbonnes d’oxygène dans d’atroces souffrances à travers l’hôpital pour permettre à ses proches de respirer. Il n’y avait pas encore de pénurie d’oxygène, seulement un manque de personnel pour administrer les doses. Ali n’avait d’autre choix que de transporter les bouteilles lui-même tout en espérant obtenir des lits pour les membres de sa famille. Un jour, alors qu’il tentait de déplacer sa grand-mère au hall de guérison, le responsable du service lui apporta de mauvaises nouvelles: le seul lit qu’il restait encore était déjà réservé. Le destin jouait encore à Ali et à ses proches un mauvais tour. La pénurie était visible à tous les niveaux. 

Au-delà des pénuries, les problèmes de management des hôpitaux, qui peuvent s’apparenter à de la corruption, ont sensiblement empiré les conditions de traitement au sein des hôpitaux irakiens. Par exemple, au lieu de prioriser la santé de leurs patients, le personnel des hôpitaux a priorisé sa propre santé. Une source médicale parlant sous couvert d’anonymat raconte: “Alors que la crise du COVID-19 empirait à l’hôpital al Hussein, de nombreux médecins ont étés infectés, alors que d’autres se sont fait transférer grâce à leurs connexions dans des centre médicaux de quarantaine loin des centres de traitement des malades, afin d’éviter de tomber malades eux-mêmes. 

Pendant ce temps, Abdul Zahra luttait toujours pour sauver sa famille, et décida d’utiliser les grands moyens pour arriver à ses fins: “J’ai décidé de contacter des amis dans les médias et au sein du département de la santé pour faire pression sur l’hôpital afin de m’assurer d’obtenir un lit dans la section des soins intensifs… sans résultats. “L’hôpital est complet”, m’a-t-on répondu”, raconte-t-il, dépité. Finalement, Ali parviendra à dégotter une machine à oxygène pour sa mère, mais celle-ci mourut quelques heures plus tard et fut transférée à la morgue. 

Dehors, la course à l’oxygène faisait rage. Un ballet incessant s’instaura entre les corridors de l’hôpital et les usines à oxygène. Dans une angoisse palpable, des centaines de personnes allaient et venaient, attendant parfois longtemps pour acheter des bonbonnes d’oxygène avant de les ramener à l’hôpital. Rapidement, la fabrique d’oxygène de l’hôpital fut épuisée. Les queues se sont poursuivies jusque devant les fabriques privées. Le manque d’oxygène a coûté la vie à de nombreux patients. 

Course à l’oxygène

Mr. Ghayeb Al-Amiri est membre du Comité Sanitaire du parlement irakien. Il nous décrit comment la production et la distribution d’oxygène à travers l’Irak est dysfonctionnelle à bien des égards. “l’oxygène liquide n’est pas importé dans des quantités suffisantes et les irakiens souffrent de la pénurie. Les ateliers de production d’oxygène en Irak ne sont en fait que des stations de remplissage des bonbonnes. On ne produit pas d’oxygène ici. Le gouvernorat de Dhi Qar, dont la population est estimée à 2.5 millions de personnes importe donc ce gaz précieux du Koweït pour fournir ses centres de santé depuis la chute du régime baathiste en 2003. Comme les autres infrastructures sanitaires, le centre hospitalier universitaire al Hussain n’a qu’une filière de distribution de l’oxygène, avec une capacité de 25 tonnes par jour. Situé de l’autre côté de la ville, l’hôpital Bint al Hoda a quant à lui un système de distribution de l’oxygène défaillant puisqu’il ne livre que 2.7 tonnes d’oxygène par jour. 

Mr. al Amiri explique que la crise de l’oxygène n’est pas spécifique à Dhi Qar: “Elle est présente dans la plupart des provinces irakiennes. À travers le pays, la demande en oxygène a été multipliée des centaines de fois en quelques jours”, rappelle-t-il. 

Suite à la hausse du nombre de décès liés à l’épidémie de coronavirus, et afin de pallier la pénurie, l’administration du mausolée de l’imam Hussein à Kerbala a fourni une aide afin de construire une nouvelle usine de production d’oxygène en vitesse. L’usine a été construite dans l’enceinte du centre hospitalier al Hussain avec une capacité de production de vingt tonnes par jour. Cela a permis d’alléger l’impact de la pénurie et de désengorger les files de patients, sans pour autant résoudre complètement la demande. 

Les problèmes de transfert d’oxygène et d’achat de médicaments coûteux ont profondément affecté les patients et leurs proches. Toujours en lutte pour sauver sa famille, Ali Abdul Zahra nous raconte sa détresse lorsqu’il réalise que l’hôpital n’est plus en mesure de fournir d’oxygène: “On nous a expliqué que la fabrique d’oxygène de l’hôpital public a vu sa pression en oxygène chuter en dessous de 1000 bar, ce qui voulait dire qu’il fallait commencer à chercher de l’oxygène dans d’autres quartiers, voire d’autres parties de la province de Dhi Qar”. Ali ajoute: “J’ai acheté trente bouteilles par jour pour trois dollars la pièce. À la fin, j’ai dû aller dans le gouvernorat de Bassorah pour en acheter, au prix de sept dollars la bouteille”. Cette quête de l’oxygène a duré un mois, jusqu’à la mort de sa grand-mère.

Les dysfonctionnements du système de santé irakiens sont profonds, avec un manque de financement criant qui paralyse les efforts de gestion des hôpitaux et des infrastructures sanitaires. Interviewé par The Red Line, le second assistant-gouverneur de la province de Dhi Qar, Mr. Abazar al Omar explique avoir pris la gestion de l’administration de la province lors de la démission d’Adel Al Dahkhili en novembre 2019, remplacé alors par le gouverneur actuel Mr. Nazem Al-Waili cinq mois plus tard: À cette époque, la province n’avait reçu qu’un milliard de dinars (près de 380 000 dollars américains à l’époque). Le fait est que plusieurs députés ont saboté le processus de déboursement aux institutions sanitaires provinciales pour des raisons en tentant de s’enrichir eux-mêmes”.

Une source anonyme au sein d’une unité médicale du gouvernorat de Dhi Qar a confirmé a confirmé à The Red Line que le principal centre d’isolation de la province devait obtenir 400 millions de dinars (274 000 dollars américains) au début de la pandémie, cela alors que le montant avait déjà et été réduit de plus de moitié dû à la crise budgétaire. “Ce montant a mystérieusement disparu sans raisons apparentes. De plus, l’équipe managériale de notre hôpital a été remplacée cinq fois depuis le début de la pandémie. Le manager général a changé par deux fois, ce qui représente bien l’étendue de la confusion et de la désorganisation qui règne au sein de nos institutions”. 

En plus de ces crises fonctionnement chroniques et ces affaires de corruption, le manque de formation et de matériel performant a exacerbé la pauvre qualité de la prise en charge des patients. Une autre source anonyme nous a renseigné sur des évènements ayant fait suite à la mort d’un proche: “la femme de mon ami  découvert qu’on lui attribuait le mauvais traitement depuis plusieurs jours. Lorsqu’elle a confronté un des médecins, il s’est excusé et lui a dit que la pression intense qu’ils endurent a grandement perturbé leur travail au point de perdre à ce point en efficacité”. 

Interférence politique

Selon Mr. al Omar, la perturbation des usines d’embouteillages est clairement intentionnelle: “les défauts de livraison des usines d’oxygène à l’hôpital Bint al Hoda sont dus à l’intervention de membres de certains partis politiques qui profitent de la vente d’oxygène depuis des usines privées aux particuliers et aux institutions sanitaires”, admet-il. L’interférence par des acteurs politiques est profonde et a profondément aggravé la crise sanitaire. Les partis politiques puissants se sont partagés les postes clefs au pouvoir afin de bénéficier de privilèges et des portefeuilles publics au détriment du développement et de l’efficacité du système de santé. 

Le chaos généralisé a effectivement été exacerbé par cette immixtion des partis politiques. Le phénomène de l’interférence politique a été décrit en détail par une source gouvernementale qui a accepté de s’exprimer sous couvert d’anonymat. “Dès le début de la crise de l’oxygène à Dhi Qar, deux membres de la coalition Saeroun*, ou courant sadriste, et leurs affiliés ont obtenu les positions de directeur général du département de la santé et de la santé publique de la province de Dhi Qar alors qu’un membre du parti affilié à Saeron (parti al Fadhila, dirigée par le clerc chiite Muhammad al Yaqoubi) a obtenu la position de directeur du centre hospitalier universitaire al Hussain.

 Enfin, le poste d’assistant au directeur général du département de la santé a été attribué à un membre du Courant de la Sagesse (Tayar al Hikma). La part du lion dans ce partage des postes est allé aux membres du bloc Saeroun.

L’examen attentionné de la crise sanitaire irakienne révèle de nombreux problèmes. Il révèle enfin que cette situation catastrophique n’est pas le résultat d’un équipement défaillant ou d’une absence de personnel qualifié. Plutôt, on peut affirmer que l’ingérence politique dans le processus managérial a sévèrement inhibé la capacité des hôpitaux à gérer la pandémie. Selon Abd al Hadi al Saadawi, député de la province de Dhi Qar: “Il n’y a jamais eu de crise de l’oxygène à Dhi Qar, seulement un bras de fer politique pour l’obtention des postes de pouvoir et de l’argent public. Le département de santé a de sérieux problèmes qui doivent être réglés rapidement”, déclare-t-il. 

Analysant la situation, le défenseur des droits de l’homme et militant Hussein al Gharabi, explique que le conflit entre le bloc Saeroun et al Fatah (coalition de partis pro-Iran) pour le contrôle de la présidence du département de santé de la province de Dhi Qar est devenu plus visible encore durant la crise de l’oxygène alors que les gens mouraient étouffés. 

Situation légale

Selon l’expert juridique Ali Hussein Jaber, l’objectif le plus important des services publics est de servir la population, mais que cela est rarement assuré de manière adéquate. “Étant très dépendant des fonds publics, le ministère de la santé a grandement souffert de la chute des prix du pétrole et de la crise économique globales ces dernières années.

 De profondes crises structurelles liées à la dépendance à l’économie de rente ont détérioré le niveau de vie et la situation socio-économique de la population et les recettes publiques”. Ce qu’il s’est passé à Dhi Qar l’été dernier a provoqué une crise administrative: “Avec les effets cumulatifs des défaillances managériales et de l’interférence politicienne au sein des institutions, les fonds publics ont étés dilapidés sans profiter aux plus vulnérables”, assure-t-il. 

Le facteur le plus encourageant pour les personnes sans scrupules dans le cercle de la corruption est l’absence de transparence et de surveillance légale dans la procédure administrative. Cela facilite les détournements de fonds publics. Le plus inquiétant, ajoute Mr. al Jaber, est que le manque d’oxygène pour les patients COVID n’a jamais fait l’objet d’une enquête publique. La vie des gens reste à la merci des marchandages entre politiciens, ajoute l’expert. Selon cette même source, si ils étaient établis ces actes criminels relèvent de violations commises à l’encontre de l’utilité publique et de l’exploitation , passibles d’au minimum sept années d’emprisonnement. 

Additionnellement, il y a une autre faille constitutionnelle depuis la dissolution du conseil provincial qui devrait superviser ces pratiques. La faiblesse généralisée des outils de modération des pratiques malsaines au sein des institutions exécutives car les individus corrompus n’ont jamais reçu de sanction pour leurs abus de pouvoir. 

Le porte parole du Comité de Gestion de Crise (établi par le gouvernement pour faire face à la crise) et ancien directeur du département de la santé publique de Dhi Qar, Mr. Haidar Hantoush, livre sa version des faits: “Dhi Qar s’est vu allouer du matériel médical pour la valeur d’un million de dinars (près de 700 000 dollars américains) par la compagnie pétrolière de la province Dhi Qar Oil Company.

 A l’époque, ces fonds ne suffisaient pas car la demande était forte et les prix ont flambé car les stocks ont fondu alors que les lignes commerciales étaient obstruées. Cela ne permettait pas de pallier aux besoins. Le gouvernorat n’était pas prêt pour faire face à cette crise. l’intégralité du CHU al Hussain s’est transformé en un centre de soins intensifs. C’est du jamais vu dans l’histoire du pays”.

Alors que l’arrivée de variants en Irak laisse planer la menace d’une nouvelle flambée du nombre d’infections et de décès, rien n’a encore été fait pour trouver des solutions aux problèmes structurels qui gangrènent les hôpitaux. Plus virulent encore, le variant britannique pourrait provoquer encore plus de ravages que son prédécesseur. 

Note à rattacher au mot “Saeron” dans le texte: La Coalition Saeron Alliance, led by the head of the Sadrist movement, Muqtada al-Sadr, is an Iraqi electoral coalition that was formed to run in the general elections in 2018. The coalition won 54 seats in the Iraqi parliament, which qualified it to form the largest parliamentary bloc in parliament from which the government of Adel Abdul Mahdi emerged, who resigned following angry popular protests in The central and southern governorates of Iraq in 2019)

Note à rattacher au mot “Saeron” dans le texte: *La Coalition Saeron, menée par le leader du courant Sadriste, Mr. Muqtada al-Sadr, est une coalition politique formée au moment des élections législatives de 2018. Elle y remporte 54 sièges au parlement, formant le bloc le plus important jusqu’à aujourd’hui.

Source Ali Al-Ameer