En 1996, lorsqu’un journaliste de l’agence AP a demandé à Massoud Barzani si l’ancien dictateur irakien Saddam Hussein était son ami ou son ennemi, il répondit : “Il était notre ennemi, mais je ne peux plus dire qu’il est notre ennemi”. Les événements qui ont suivi cette nouvelle “amitié” avec Saddam Hussein ont engendré d’immenses traumatismes physiques et psychologiques au peuple kurde d’Irak.

Le traumatisme de l’absence

L’histoire de la région du Kurdistan irakien après 1996 a provoqué de sérieux traumatismes dans la mémoire collective de la population. Imaginez un instant n’avoir jamais rencontré votre père car celui-ci a été arrêté alors que vous n’étiez pas encore né. Au fil des années, vous avez célébré chaque étape importante de votre vie, chaque anniversaire sans sa présence. On ne vous a jamais dit la vérité sur ce qu’il était arrivé à votre père et où il se trouvait. C’est alors que vous avez commencé à protester auprès de votre mère, tandis que d’autres mères et leurs enfants vivaient le même drame. Après quelques années, à l’aube de l’âge adulte, une lettre froide accompagnée d’une petite somme d’argent vous informe que votre père n’est plus ; il a atteint le statut vénéré de “martyr”. 

Imaginez aussi que vous soyez une adolescente de quinze ans qui se fait arrêter et violer plusieurs fois avant de contenir pendant environ deux décennies le traumatisme psychologique de cette agression avant de l’avouer publiquement sans toutefois avoir le moindre espoir de voir les auteurs de l’agression traduits en justice. 

Il y a une dizaine d’années, le président de la région du Kurdistan, Mr.Nechirvan Barzani, a minimisé la portée criminelle des disparitions forcées. Il a présenté la question comme devant être réglée entre les partis kurdes impliqués, respectivement le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par Massoud Barzani, et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), dirigée par Jalal Talabani, puis abordée avec les familles des disparus. Cependant, cette discussion avec les familles n’a jamais eu lieu. Le président Barzani aurait dû aider les familles à intenter une action en justice, car ces actes peuvent être considérés comme des crimes contre l’humanité. De telles questions ne peuvent pas être simplement réglées entre deux parties rivales. Si des crimes ont été perpétrés, il est essentiel d’en tirer les leçons et de veiller à ce que justice soit rendue et non une compensation arbitraire.

Dans la culture musulmane et kurde, le martyre occupe une place importante et inégalée. Le sacrifice d’un martyr fait de ses assassins les ennemis ultimes. Pourtant, la réalité est poignante lorsque cet ennemi n’est pas un envahisseur étranger ou un adversaire lointain, mais votre propre famille, vos compatriotes, votre propre gouvernement. Comment faire face à une telle révélation ? La tragédie, c’est que pour de nombreux habitants de la région du Kurdistan irakien (GRK), cela n’est pas de l’ordre de l’imaginaire, mais d’un souvenir réel bel et bien traumatisant. 

Le contexte de la guerre civile

Entre 1994 et 2003, environ quatre cents personnes ont disparu dans le contexte tumultueux de la guerre pour le pouvoir et les ressources entre le PDK et l’UPK . Si certaines ont été tragiquement prises dans les affres de la guerre, beaucoup ont été détenues et ont péri en prison. En tant qu’enfant ayant grandi pendant la guerre, je n’oublierai jamais le jour où cinq Peshmerga de l’UPK ont été arrêtés dans ma ville natale de Choman, avant d’être tués par le PDK. Cette histoire personnelle est celle de nombreuses personnes qui, comme moi, ont vécu les pires moments de leur vie sous l’effet des sanctions internationales et du blocus irakien de la région kurde. La guerre civile qui a ravagé la région de 1994 à 1998 a vu le PDK et l’UPK, s’enfermer dans un conflit acharné. Au-delà des victimes directes de cette guerre, la disparition de 400 personnes jette une ombre durable et obsédante sur notre région.

Récemment mis en place, Le GRK s’est n’a pas su mettre en place un système politique inclusif et réellement démocratique, ce qui a permis aux poids lourds de la politique de renforcer leur emprise sur le pouvoir. Ces luttes entre partis ont menacé d’entraîner la région du Kurdistan dans le chaos. Chaque entité politique a maintenu sa propre milice, que beaucoup ont financée par des moyens illicites, notamment des fonds provenant de la Turquie, de l’Iran et de certains pays sunnites du Golfe. En l’absence d’une armée nationale Peshmerga unifiée, ces milices ont éclipsé les forces de police officielles du gouvernement régional du Kurdistan.

L’ancien secrétaire général de l’UPK, Jalal Talabani, a notamment déclaré à plusieurs reprises que les conflits internes kurdes étaient terminés. Pourtant, le 20 décembre 1993, la guerre entre l’UPK et le Mouvement islamique du Kurdistan (MIK) a repris. Bien que l’UPK se perçoive comme le dirigeant légitime du GRK, ce conflit l’affaiblit, faisant du MIK un allié potentiel du PDK.

Le 1er mai 1994, une guerre civile importante a éclaté entre le PDK et l’UPK, historiquement opposés. Après 1991, le conflit principal s’est concentré sur le contrôle des ressources, en particulier les revenus du poste frontière d’Ibrahim Khalil. Chaque parti avait ses bastions régionaux, le PDK à Duhok et l’UPK à Sulaimani, une division issue des conflits des années 1960.

Les affrontements entre le PDK et l’UPK ont été dévastateurs, faisant de nombreuses victimes et provoquant de nombreux déplacements. Malgré un bref cessez-le-feu le 29 août 1994, les tensions n’ont pas été résolues. En décembre 1994, le conflit a repris, culminant le 31 août 1996 avec l’alignement du PDK sur l’ancien régime irakien dans le but de reprendre Erbil à son rival. Cet événement reste une cicatrice importante dans l’histoire kurde.

L’intervention américaine et la “stabilisation”

Les divisions kurdes s’étant aggravées après 1996, tout acte auparavant évité dans la politique kurde, tel que l’alignement sur le régime baasiste responsable d’un génocide contre les Kurdes, est devenu normal. Le paysage politique du  GRK a drastiquement changé lorsque son administration a été divisée entre un territoire sous contrôle du PDK et un autre sous celui de l’UPK.

Bien que les affrontements majeurs entre le PDK et l’UPK aient cessé, ils n’ont jamais été durablement résolus. L’UPK, en alliance avec le PKK, a tenté de défier le PDK en octobre 1997, mais a dû faire face à une forte contre-offensive soutenue par la Turquie.

Les États-Unis, reconnaissant les Kurdes comme des alliés importants, ont cherché à stabiliser la région. En septembre 1998, l’adoption de l’”Iraq Liberation Act” par le congrès américain visait à remplacer le régime de Saddam Hussein par un régime démocratique. Cet objectif a accru l’attention des États-Unis envers les Kurdes, en particulier le PDK et le PUK. Afin d’atténuer l’énergie perdue dans les conflits internes et de contrer les influences extérieures, les États-Unis ont négocié l’accord de Washington. Ce pacte, approuvé par la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, a ravivé l’espoir du peuple kurde, encore renforcé par le programme Pétrole contre nourriture des Nations unies.

Avec la mise en place du nouvel accord, les luttes intestines ont diminué car le partage du pouvoir et des revenus est devenu avantageux pour les deux partis. L’implication accrue des États-Unis dans la politique kurde visait à réorienter l’attention vers la question irakienne au sens large, en empêchant la Turquie, le gouvernement fédéral Irakien et l’Iran de s’immiscer dans ses affaires internes. Pendant ce temps, les partis du PDK et de l’UPK sont restés en place, renforçant leurs positions en tant qu’acteurs majeurs et assurant leur emprise sur la société kurde irakienne au détriment de la création d’un système politique responsable et transparent. Cela reste particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de crimes commis contre les Kurdes eux-mêmes. 

La quête incomplète des coupables

En 2015, un groupe de parlementaires de la Commission des droits de l’homme a lancé une pétition visant à élucider le sort des personnes disparues au cours des tumultueuses années 1990. Les parlementaires ont cependant vite été découragés de mettre à jour la triste vérité, à savoir que ces personnes avaient trouvé la mort dans des prisons ou avaient été exécutées peu de temps après leur arrestation ou leur enlèvement pendant les sombres années 1990. La pétition a recueilli les signatures de 12 députés, exhortant la présidence du Parlement du Kurdistan à convoquer le ministre de l’intérieur du GRK de l’époque, Mr. Karim Sinjari, pour une séance d’interrogatoire au sein du Parlement. Cette démarche a été motivée par l’appel préalable du ministre au Conseil des ministres du Kurdistan le 6 mars 2012, à désigner les disparus comme des “martyrs”.

Illustration 1 : Décret du ministère de l’Intérieur demandant de considérer les disparus comme des martyrs et d’accorder à leurs familles un salaire mensuel.

Le décret du ministère de l’Intérieur est explicite : “Le Parlement du Kurdistan est tenu de promulguer un décret désignant tous les disparus comme des martyrs, ce qui leur donne droit, ainsi qu’à leurs familles, à tous les privilèges associés au martyre, y compris un soutien financier pour leurs familles”.

Pour les dirigeants du GRK,c’est le dernier épisode d’un destin tragique. Cependant, pour les familles touchées, cela a marqué le début d’un autre chapitre de souffrances. Ces familles ont vu leurs voix étouffées, rendues inaudibles dans les couloirs du pouvoir du parlement, puisque l’organe législatif semblait incapable d’agir fermement pour incriminer les responsables. Par ailleurs, en raison de l’absence d’indépendance judiciaire dans la région du Kurdistan irakien, le système judiciaire était dépourvu de toute crédibilité.

Parmi les familles touchées avec lesquelles j’ai discuté, une aspiration commune a émergé : le désir de porter leur cause devant un tribunal international, malgré le parcours difficile qui les attend. Cette initiative serait sans précédent, pionnière en son genre, et constituerait une première étape. Bien que Jalal Talabani soit décédé, Masoud Barzani est toujours en vie. Parallèlement, de nombreux chefs de la milice peshmerga, figures notoires de l’époque de la guerre civile, occupent toujours des postes au sein des factions du PDK et de l’UPK ou continuent d’exercer des fonctions au sein du ministère des Peshmerga. Les États-Unis et les États membres de l’Union européenne ont notamment maintenu leur engagement auprès de ces personnalités.

illustration 2 : une pétition lancée par Soran Omar, un ancien membre du parlement, demandant à la présidence du Parlement de l’ARK d’enquêter sur le décret publié par le ministère de l’intérieur selon lequel les “disparus doivent être considérés comme des martyrs”. La pétition conteste cette décision, arguant qu’il n’est pas “possible que les disparus aient été tués sans que le sort de leurs corps ne soit révélé et que les criminels ne soient traduits en justice”. Le parlement kurde n’a pas réagi et le ministre de l’intérieur n’a pas été convoqué au parlement, ce qui l’aurait obligé à répondre à la pétition.

Il est temps que la justice soit rendue ou, tout du moins, que les discussions relatives à la justice aient lieu. Lors de la ré-inauguration du Parlement du Kurdistan en 2003, Masoud Barzani et feu Jalal Talabani se sont adressés à la nation, se dédouanant de toute mauvaise conduite pendant la guerre civile en la décrivant comme un événement indépendant de leur volonté. Cependant, les preuves historiques contredisent ce récit.

“Les lettres”

“Les lettres entre “Mam” Jalal Talabani, Massoud Barzani et Nusrewan Mustafa (un haut commandant de l’UPK à l’époque), 1990 – 2009” est un livre documentaire important écrit par Salah Rashid. Ce volume complet comprend 182 lettres manuscrites privées et confidentielles échangées entre les trois éminents hommes politiques kurdes entre 1990 et 2009. Publié au début de l’année 2023, ce livre de 709 pages met en lumière les relations complexes qui ont façonné la région du Kurdistan irakien au cours des cinquante dernières années, avec ses triomphes et ses échecs. 

Dans ces lettres, qui ont influencé les décisions fondamentales de la région du Kurdistan, Masoud Barzani informe candidement Jalal Talabani dans une communication : “Votre régiment n° 1 est en train de se mobiliser. Je dois être franc : le moindre affrontement avec nos forces déclenchera un conflit généralisé. Vous devrez en assumer la responsabilité, car nous refusons d’initier une agression et ne tolérerons aucune injustice à notre égard.” 

Dans une autre lettre, après une série d’affrontements mineurs, Masoud Barzani implore à nouveau Talabani d’empêcher “l’escalade du conflit”. Exprimant sa désillusion face à l’inaction de l’UPK pour endiguer les affrontements, il poursuit en disant : “Indépendamment de ce qui peut se passer ensuite, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables”. 

Malheureusement, la suite de cet échange est une sombre histoire marquée par la perte d’environ 10 000 vies, le déplacement de centaines de milliers de personnes des deux côtés et la disparition de 400 personnes.

Dans le monde entier, les prisons sont le symbole macabre des régimes autoritaires. La prison d’Al-Aqrab, le tristement célèbre Abu Ghraib à Bagdad, la prison d’Evin à Téhéran, et même les prisons Asayish plus récentes à Erbil et Slemani. Au fil du temps, ces établissements se sont transformés en outils d’oppression, où la dissidence est écrasée et les voix réduites au silence.

Alors que le Kurdistan irakien traversait une période tumultueuse – d’un conflit civil entre 1994 et 1998, à une paix fragile jusqu’en 2003, suivie d’une phase de transformation jusqu’en 2018, et actuellement sous la consolidation des héritages Barzani et Talabani – le fantôme des disparus reste omniprésent. Ce n’est qu’en 2015 que le GRK a commencé à reconnaître ces personnes comme des “martyrs”. Les manifestations organisées par les familles lésées en 2012 témoignent du profond sentiment d’injustice et de douleur qui prévaut.

Les fantômes du passé

Selon un membre du parlement, la répartition des disparus comprend diverses affiliations : 118 de l’UPK, 82 du PDK. 67 sont affiliés au PKK, 11 sont islamistes, entre autres. Pourtant, au-delà de ces chiffres et de ces affiliations, il y a dans chaque cas un parcours humain universel menant à la disparition, au désespoir et à l’aspiration à tourner la page pour ses proches.

Dans le cadre des conventions internationales, les disparitions forcées constituent des violations flagrantes des droits de l’homme et contreviennent au droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et au droit à un procès équitable. Des instruments internationaux tels que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées visent à prévenir ces actes odieux, à garantir que les coupables soient sanctionnés et que les victimes et leurs familles obtiennent réparation.

L’Assemblée générale des Nations unies a adopté en 2006 la Convention internationale pour la protection des personnes contre les disparitions forcées, qui traite de l’acte de disparition forcée lorsque des personnes sont secrètement enlevées ou emprisonnées par un État ou une organisation politique et qui refuse ensuite de reconnaître le sort de la personne et le lieu où elle se trouve, dans l’intention de soustraire la victime à la protection de la loi. La convention oblige les États à prendre des mesures efficaces pour prévenir et punir les actes de disparition forcée sur leur territoire. Elle établit le droit des individus à connaître la vérité sur les circonstances d’une disparition forcée et sur le sort de la personne disparue, ainsi que le droit à des réparations et à une indemnisation rapide, équitable et adéquate. L’article 7 de la convention stipule que : “La pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité tel que défini par le droit international applicable et entraîne les conséquences prévues par la présente Convention.

En outre, l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale concerne les “crimes contre l’humanité”. Il fournit une liste détaillée d’actes qui, lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque, constituent des crimes contre l’humanité. Cette liste comprend des actes tels que le meurtre, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée, la persécution, la disparition forcée, l’apartheid et d’autres actes inhumains.

La justice ne se résume pas à la rétribution ou à la reconnaissance ; elle consiste également à garantir l’absence de récidive. Pour les familles des disparus au GRK et ailleurs, la véritable justice sera rendue lorsque la communauté internationale, sous l’égide de normes universellement acceptées, veillera à ce que les États adoptent des mesures préventives, tiennent les transgresseurs pour responsables et, plus important encore, accordent à ceux qui sont restés dans le deuil la paix dont ils ont tant besoin.

ViaKamal Chomani