Des années après la défaite de l’État islamique, la grande frontière irako-syrienne reste très fragile et facile à franchir. Qu’ils exploitent le vaste vide du désert ou qu’ils s’appuient sur des milices et gardes-frontières corrompus, les terroristes de l’EI ont trouvé de nombreux moyens de maintenir leur mobilité aux frontières et restent une menace majeure en Irak. Malgré la disparition du dénommé “Califat islamique”, les terroristes de l’Etat islamique ont réussi à maintenir en activité des cellules dormantes qui ciblent régulièrement des civils, des employés du gouvernement ou des militaires. La frontière longue de 600 kilomètres entre les deux pays reste un point faible en raison de ses spécificités géographiques, historiques et sociales qui la rendent presque impossible à contrôler.

Plus tôt cette année, en février, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) avaient annoncé l’arrestation de deux personnes accusées de trafic de terroristes de l’Etat islamique entre la Syrie et l’Irak. Cette nouvelle survient quelques jours seulement après que les FDS aient lancé une nouvelle opération militaire contre l’Etat islamique en coopération avec les forces de la coalition internationale.

La corruption aux frontières

Bien que les autorités irakiennes aient dépensé des centaines de millions de dollars américains pour installer des équipements de surveillance sophistiqués, elles n’ont pas encore embauché le personnel approprié pour faire fonctionner cette technologie, ni développé un moyen efficace de lutter contre la corruption à ses frontières.

Les passeurs ont des liens étroits avec des gardes-frontières corrompus, selon un officier de haut rang ayant requis l’anonymat joint par The Red Line: « [l]e trafic de terroristes de l’Etat islamique de la Syrie vers l’Irak se poursuit, en raison de la corruption de certains gardes-frontières.

Il a souligné que “le processus de contrebande a lieu en échange d’importantes sommes d’argent pour chaque passage, atteignant jusqu’à 2500 dollars américains par tête.” L’argent est versé en échange du contournement des contrôles de sécurité pour les personnes recherchées par les autorités, a-t-il poursuivi.

Afin d’éliminer la contrebande, ou du moins de la réduire, notre source a ajouté : “une force hautement professionnelle de gardes-frontières, sous surveillance constante, doit contrôler les frontières”. Une telle exigence n’est pas mise en œuvre actuellement.

Le talon d’achille de l’Irak

La frontière syrienne est un énorme défi pour les autorités fédérales irakiennes en raison des nombreuses complexités existant des deux côtés de la barrière. Dans les deux pays, la région récemment libérée fait face à des conflits internes entre les vainqueurs suite à la défaite de l’organisation État Islamique qui contrôlait la zone frontalière.

La région de Sinjar est l’une des plus touchées par la lutte pour le pouvoir entre les rivaux, notamment le PKK, le Gouvernement Régional Kurde (GRK) et les Unités de Mobilisation Populaire (UMP). Plus tôt en 2019, Mr. Hayder Shashu, qui dirige la force de protection Ezidxan (affiliée au GRK), accusait les membres du PKK de faire passer clandestinement des terroristes de l’Etat islamique dans la région de Sinjar (nord de l’Irak), appelant les autorités irakiennes à prendre des mesures appropriées pour faire face à « la menace des activités du PKK.” En échange de 4000 à 10 000 dollars, selon le rang du terroriste, les membres de l’Etat islamique auraient trouvé un moyen d’entrer en Irak. Bien que Shashu ne soit guère un acteur objectif de la région, étant lui-même proche du Parti Démocratique du Kurdistan qui cherche à dominer Sinjar depuis des années, son commentaire a mis en lumière la rivalité existant entre les différents acteurs sur le terrain. « Oui, le PKK a peut-être de temps en temps fait passer en contrebande des individus liés à l’Etat islamique pour de l’argent. Mais absolument tout le monde le fait dans la région. C’est une façon extraordinaire de faire des profits », a commenté un chercheur spécialisé dans la région de Sinjar qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat.

La frontière syro-irakienne, qui représente un véritable talon d’achille pour la sécurité de l’Irak, est aussi une source d’opportunités pour le régime syrien. Le réseau de milices irakiennes (toutes proches de Damas) opérant des deux côtés des frontières a créé un pont reliant le régime syrien à l’Iran, selon l’analyste de la sécurité Saad Jabbar.

Aussi vitale que soit la région pour la continuité de l’influence iranienne en Syrie, ces milices font obstacle à toute tentative sérieuse de contrôle des frontières, a déclaré M. Jabbar à The Red Line, ajoutant : “Même si nous ne voulons pas accuser les milices d’être des “réseaux de contrebande pour terroristes” , il est évident que leur implication indirecte maintient la région instable car elle sape le pouvoir des forces de sécurité et des institutions fédérales. Cette situation rend le trafic de criminels trop facile. “, soutient l’expert.
Le Premier ministre irakien Mustafa al-Kadhimi a été invité à plusieurs reprises à envoyer des Services de Contre Terrorisme (SCT) dans les régions frontalières, sauf que ces demandes n’ont pas été suivies d’actes en raison de pressions politiques. Au lieu de cela, plusieurs unités de l’armée irakienne mènent des opérations régulières pour contrecarrer les menaces de l’OEI. La plus récente de ces opérations a eu lieu le 4 avril, lorsque les services de renseignements militaires irakiens ont confisqué des motos et des bateaux qui étaient prêts à faire passer des terroristes de l’organisation terroriste à travers l’Euphrate dans le district d’al-Qaem (gouvernorat d’Anbar).

Craintes d’une résurgence du terrorisme

Plus tôt en août 2020, le général de division Yahya Rasool et porte-parole militaire du Premier ministre irakien, a annoncé l’arrestation de 31 Syriens qui ont tenté de s’infiltrer en Irak depuis Raqqa, soulignant qu'”ils transportaient des centaines d’engins explosifs”.

À Mossoul, au milieu des conflits de politique interne persistant autour de l’allocation des ressources budgétaires, les craintes du retour des terroristes de l’Etat islamique et le traumatisme de la guerre se régénèrent lentement dans la ville.

Anwar Aziz, un habitant de Mossoul, estime que les luttes politiques pour la richesse, les positions, les rivalités partisanes et la prolifération des milices armées en Irak ont ​​conduit à négliger le danger du retour des terroristes de l’Etat islamique. Il a également déclaré à The Red Line que “le retour des familles de l’État islamique dans la société contribue à la propagation de l’extrémisme et ravive les craintes d’une autre insurrection islamiste”.

Mossoul est la deuxième plus grande ville d’Irak et la capitale de la province septentrionale de Ninive. La ville traverse une tourmente sans fin depuis 2003 en raison de conflits sectaires, de corruption et de négligence délibérée du gouvernement fédéral. Tout cela a conduit ISIS à prendre le contrôle de la ville en 2014 avant que le gouvernement ne soit en mesure de réorganiser ses forces militaires et de récupérer la capitale de Nineveh en 2017. La bataille pour reprendre Mossoul à ISIS est la plus grande bataille urbaine depuis Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le correspondant de The Red Line a fait de nombreuses tentatives pour obtenir des déclarations de responsables gouvernementaux et de gardes-frontières afin de connaître l’étendue du désastre de la contrebande de militants aux frontières du pays, sans résultats.

Cependant, un officier des forces spéciales irakiennes s’exprimant sous couvert de l’anonymat a déclaré à The Red Line: « Il y a une grande complicité de la part de certains membres des forces de protection des frontières, car ils coopèrent avec les contrebandiers et les bergers bédouins, informant les contrebandiers des endroits non surveillés des frontières dans la région de Jazireh où ils peuvent opérer en échange de centaines de milliers de dollars. »

Le 12 juin 2020, le ministère irakien de la Défense avait annoncé que les services de renseignements militaires avaient arrêté l’organisateur d’un réseau de contrebande de l’Etat islamique qui transférait des militants et leurs familles entre la Syrie, l’Irak et d’autres pays arabes et européens.

Ces derniers mois, les attaques des militants de l’Etat islamique se sont multipliées, en particulier dans la zone entre Kirkouk, Salah al-Din et Diyala, également appelée le “Triangle de la Mort” en Irak. Dans l’ensemble, il semble que le trafic de membres de l’OEI se déroule avec la collaboration de responsables bénéficiant financièrement de ces opérations ou opérant au services de puissances étrangères  qui visent à déstabiliser la sécurité de l’Irak.

Si l’Irak veut un salut définitif de la catastrophe sécuritaire qui pèse sur le pays depuis plusieurs décennies, les forces de sécurité doivent intensifier leurs efforts pour éliminer les activités criminelles à ses frontières, qu’elles soient dues à des terroristes ou à d’autres acteurs.

Bien que des années se soient écoulées depuis que l’Irak a récupéré tout le territoire national de l’Etat islamique, les autorités n’ont pas encore annoncé le nombre exact de victimes civiles et militaires de la guerre.

Selon un rapport de l’Associated Press publié en 2017, le prix du sang que les habitants de Mossoul ont payé pour voir leur ville libérée était de 9 000 à 11 000 morts, un taux de pertes civiles près de 10 fois supérieur à ce qui avait été rapporté précédemment. En plus de 3,2 millions déplacés à l’intérieur avant le début de la bataille de Mossoul en octobre 2016.

Ce nombre de victimes peut ne pas coïncider avec le décompte des morts produit par le site britannique Iraq Body Count, spécialisé dans le calcul du nombre de morts parmi les civils en Irak. L’Iraq Body Count a annoncé que le nombre de victimes civiles en 2016 s’élevait à 16 393 personnes, tandis que l’année précédente avait enregistré la mort de 17 578 civils.

Dans l’ensemble, cet écart de chiffres révèle à quel point les institutions irakiennes restent dysfonctionnelles et manquent d’organisation. Sans des organes gouvernementaux plus forts, les frontières de l’Irak resteront poreuses et la prospérité sera une perspective inaccessible.


  1.  Les Forces Démocratiques Syriennes sont une alliance impliquée dans la guerre civile syrienne et composée principalement de milices kurdes, arabes et assyriennes, ainsi que de quelques forces arméniennes, turkmènes et tchétchènes plus petites. Elle est fondée en octobre 2015. Les FDS affirment que leur mission est de lutter pour créer une Syrie laïque, démocratique et fédéralisée. L’alliance a joué un rôle clé dans la défaite de l’État islamique en coopération avec la coalition internationale.

2.  Le SCT est une force tactique qui a été créée après 2003 pour contrer les insurrections en Irak après que les autorités civiles américaines aient causé le plus grand vide sécuritaire de l’histoire moderne du pays en démantelant les forces de sécurité et en supprimant tous les commandants militaires affiliés au parti Baath. Cette unité est l’une des mieux entraînées et équipées d’Irak. Ses structures sont aussi plus indépendantes par rapport aux influences partisanes et étrangères que le reste des forces armées irakiennes.