Alors que la tension persiste en Irak entre les militants du mouvement sadriste et leurs rivaux, la zone verte est le théâtre d’affrontements violents que seul l’ayatollah al Sistani semble être en mesure de stopper. Pendant que les partis milices comptent leurs gains et leurs pertes, les rues des villes irakiennes sont de nouveau maculées de sang dans une atmosphère de chaos et de destructions. De leur côté, les institutions gouvernementales menacent de s’effondrer à l’aune de ce énième bras de fer politique où l’État de droit est bafoué sans que les responsables n’aient à aucun moment à rendre compte de leurs actes. Néanmoins, une analyse peut s’avérer fructueuse en vue de cerner les racines de la rivalité entre Moqtada al Sadr et Nouri al Maliki. Sans surprises, il s’avère que les ramifications de cette rivalité s’étendent bien au-delà des frontières de l’Irak. 

Le conflit entre les deux leaders chiites est devenu de plus en plus polarisant ces derniers jours, et a révélé 15 ans de différences de point de vue. Ce conflit, qui est sur le point de se transformer en conflit armé, n’est pas qu’une crise interne. Des services de sécurité iraniens, eux même en conflit, ont joué un rôle principal aussi en transposant leurs rivalités sur les deux protagonistes irakiens.    

Les résultats des élections anticipés d’octobre 2021, furent un moment décisif dans ce conflit où les deux leaders ont saisi leur chance pour se venger de l’autre. Au même moment, un grand changement s’est opéré en Iran: Ibrahim Raisi, un proche du corps des Gardiens de la Révolution, est devenu président. C’est la première fois qu’un président soutenu par cette institution militaire saisit le pouvoir à Téhéran. Auparavant, on voyait soit un réformiste, soit un conservateur atteindre ce poste, au gré de ses relations avec les services de renseignement iraniens.

Cette ascension du corps des Gardiens de la Révolution au pouvoir a modifié son rôle, autrefois principalement militaire, lui permettant d’accentuer son emprise sur la région au-delà de l’influence de ses seuls généraux. Ce changement a rapidement eu un impact  en Irak, notamment après les élections anticipées, même si le courant pro-garde, constitué des forces du “cadre de coordination” incluant la coalition État de droit et l’Alliance Al-Fateh – comprenant les blocs politiques des milices armées pro iraniennes -, a obtenu un score très maigre aux élections. Malgré cette défaite, le mouvement pro-Iran a rejeté les résultats qui bénéficient principalement à ses rivaux: le mouvement sadriste et ses alliés. Or ce courant politique est lui aussi lié à des institutions politico-militaires iraniennes de premier plan.

Qu’est s’est-il passé ?

Oussama Al Saidi, professeur de science politique à l’université Al-Nahrain, explique à The Red Line que « Les différences politiques sont anciennes et non nouvelles entre Al Sadr et Al Maliki, et chaque parti a un discours et une vision différents ». 

Il ajoute que « [l]’arène politique chiite en particulier a connu une grande agitation partisane et l’émergence de nouveaux partis, après que les anciens ont commencé à perdre de leur influence. La nouvelle génération qui n’a pas vécu sous l’ancien régime de Saddam Hussein, cherche une nouvelle vision et un nouveau discours. Cela a conduit à l’approfondissement des différences entre les partis chiites. »

Le chercheur affirme par ailleurs que « les différences entre Al Sadr et Al Maliki remontent au début de la prise en charge par Al Maliki et son premier mandat comme chef du gouvernement et aux opérations militaires qui ont eu lieu à ce moment-là. » Les graves défaillances légales du gouvernement d’Al Maliki ont généré ces divergences, bien que le courant sadriste ait fait lui aussi de graves entorses à la loi tout au long de son existence. « Aujourd’hui, il y n’y a plus de réelle chance de réconciliation sur le plan personnel entre les deux leaders, leur concurrence politique étant trop vivace. Par conséquent, l’état de désaccord reste à son comble en permanence, et il se renouvelle avec chaque élection », ajoute le chercheur.

Il conclut en disant : « Les différences entre les deux partis oblige qu’un des deux quitte l’arène politique, sinon la crise politique continuera tant qu’ils sont tous les deux actifs. »

Le désaccord entre les deux courants remonte à 2007, quand les ministres sadristes ont quitté le gouvernement d’Al Maliki pour protester contre son refus de fixer un calendrier pour le retrait américain du pays. Al Maliki a sous-estimé l’impact d’un tel renoncement au moment de prendre sa décision. 

Le désaccord est devenu un conflit un an après, quand en tant que premier ministre, Nouri Al Maliki, a lancé une opération militaire à Basra et d’autres provinces du sud. Opération durant laquelle des centaines de membres du mouvement sadriste ont été tués ou arrêtés lors de confrontations violentes qui ont duré plusieurs semaines, au prétexte d’imposer la sécurité et la loi dans ces régions. Cependant, beaucoup d’observateurs ont affirmé qu’Al Maliki voulait consolider son pouvoir et éliminer l’opposition chiite contre lui, et que cela a été le principal déclencheur de ces opérations à l’époque.

Après les élections législatives de Mars 2010, Moqtada Al Sadr s’est fermement opposé au renouvellement du mandat d’Al Maliki, mais la pression iranienne exercée sur Al Sadr, (alors résidant en Iran) et sur d’autres forces politiques, a permis au candidat de briguer un deuxième mandat, au cours duquel la tension entre les deux leaders n’a fait que s’accentuer.

En 2011, al-Sadr est rentré en Irak, dans son fief de Hanana à Najaf, après quatre années passées en Iran.

La rivalité entre les deux protagonistes a à nouveau ressurgi quand des députés du mouvement sadriste ont soutenu l’appel à démissionner d’Al Maliki et pour l’enjoindre à rendre des comptes concernant des accusations de corruption et d’abus de pouvoir. 

En 2014, lorsque Daech a saisi la ville de Mossoul ainsi que de larges pans du territoire irakien, les sadristes ont à nouveau accusé Al Maliki d’avoir permis à l’organisation terroriste de contrôler jusqu’au tiers du territoire.

Al Sadr est parmi ceux qui ont soutenu Haidar Al Abadi pour présider le gouvernement formé en 2014, bien qu’il soit du même parti qu’Al Maliki (le courant Da’wa). Cette manœuvre a fortement irrité le Premier ministre sortant qui voulait briguer un troisième mandat.

Al Sadr, dont le bloc Sairoon est arrivé en tête des élections de 2018, a fixé des conditions qualifiées d’ « impossibles » à Al Maliki pour participer au gouvernement qui a été formé sans la Coalition de l’État de droit (إئتلاف دولة القانون, le mouvement piloté par Al Maliki).

Le conflit entre les deux parties s’est poursuivi jusqu’aux élections qui ont eu lieu le 10 octobre 2021. Durant les campagnes électorales des menaces ont émané des deux bords face à leurs rivaux respectifs.  

Après la victoire écrasante des sadristes, qui ont obtenu plus du double de ce qu’avait obtenu la coalition de Maliki (34 sièges), Al Sadr a confirmé son intention de former un gouvernement de « majorité nationale » , n’incluant pas Al Maliki. Selon des fuites de réunions qu’il a tenu avec le cadre de coordination, mouvement comprenant la coalition d’Al Maliki et d’autres forces s’opposant aux résultats des élections, il apparaît que Sadr a catégoriquement refusé toute présence d’Al Maliki dans le nouveau gouvernement.

Quel rapport avec l’Iran ?

À l’aune de ces données et des crises successives qui se sont déroulées dans le pays, durant lesquelles les masses ont été largement instrumentalisées par les deux parties au conflit, l’expert stratégique Hatem Al-Falahi explique dans son entretien avec The Red Line, que « [l’]influence iranienne en Irak, et en particulier l’aile militaire Iranienne, a essuyé des revers consécutifs, à commencer par le mouvement populaire d’octobre 2019 (le mouvement Tishreen), qui a subi les foudres des factions armées liées à l’Iran. Cette répression a dépopularisé les milices affiliées à l’Iran. Le deuxième coup porté à cet axe militaro politique est l’assassinat du commandant de « la Force Quds » (la branche des opération extérieures du corps des gardiens de la révolution iranienne) Qassem Soleimani et du chef adjoint de Forces de mobilisation populaire, (connues sour le nom de Hashed al Shaabi, une coalition de milices en grande partie sous influence iranienne) Abu Mahdi Al-Muhandis. Le troisième coup porté à l’influence iranienne est à chercher dans le résultat des élections d’octobre dernier: les forces pro-Iran ont perdu nombre députés, pendant que d’autres forces émergeaient et gagnaient du pouvoir. » 

Il continue : « Le conflit entre Al Sadr et Al Maliki est très ancien. Il y a eu plusieurs tentatives pour contenir le courant sadriste par son rival, par exemple lors du second mandat de Al Maliki, mais le conflit a des racines profondes. La crise actuelle tient au fait que Al Sadr a clairement exprimé son intention de former un gouvernement national majoritaire au détriment d’Al Maliki. Furieux, ce dernier ne tolère pas que Sadr tente de s’accaparer le pouvoir sans qu’il n’ait rien à y gagner, ce qui réduirait considérablement l’influence iranienne des réseaux de l’ancien Premier ministre. » 

Al-Falahi explique que le Cadre de Coordination (une alliance parlementaire irakienne pro iranienne comprenant des cadres fidèles à Nouri al Maliki ainsi que la coalition politique Al Fatah réunissant des mouvement miliciens proches de Téhéran) a des relations de haut niveau avec l’Iran dans les domaines militaires, politiques et du renseignement. De son côté, Al-Sadr a de bonnes relations avec l’Iran, mais pas au niveau des relations du “cadre”. « La plupart des relations de Al Sadr sont d’ordre religieuses, car son réseau s’est formé dans la ville de Qom, coeur spirituel de l’islam chiite perse. »

D’autre part, poursuit-il, « l’insistance actuelle d’Al Sadr pour empêcher le cadre de la coordination de former un gouvernement vient de sa crainte de voir cette organisation pilotée par al Maliki contrôler l’ensemble de l’Etat, comme au temps où Maliki dirigeait le pays. Au pouvoir, l’ancien Premier ministre fera tout pour amoindrir le pouvoir du mouvement sadriste. »

L’expert explique aussi qu’après les résultats des dernières élections, l’Iran a pris de nombreuses mesures pour préserver son influence en Irak, en particulier après l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Raisi. Ce dernier a orienté cadre de la coordination vers la remise en cause des élections, puis le ciblage des bases militaires américaines, avant de pousser les milices sous influence iraniennes à cibler Erbil ». 

Il affirme également que « beaucoup de décisions controversées qui étaient prises ces derniers temps étaient influencées par un agenda iranien. L’Iran refuse ce changement du climat politique en Irak et essaye de garder son influence à tout prix ».  

Derniers développements

Depuis la fin du mois de juillet, les partisans du mouvement sadriste ont organisé des sit-ins grève dans le parlement. Ils ont été obligés de sortir mais la pression des sadristes continue de peser sur Bagdad. Leur grève a commencé quand Al Sadr a ordonné à ses 73 députés de se retirer du Parlement.

Après le retrait des sadristes du Parlement, le cadre de la coordination essaye de former le gouvernement et de lancer le dialogue avec d’autres forces, il a même présenté son candidat pour présider le nouveau gouvernement: Muhammad Chia Al Sudani, qui est l’une des personnalités les plus proches d’Al Maliki, bien qu’il ait démissionné du parti Da’wa en 2019 pendant l’élan des manifestations à l’époque.

Ce que le mouvement sadriste annonce, c’est que la grève est une protestation contre le choix d’Al Soudani, mais bientôt les slogans du mouvement ont commencé à changer et sont passés du rejet de la candidature d’Al Soudani à l’obstruction directe du cadre de la coordination qui tentait de former un gouvernement, avant de se focaliser sur les revendications de dissolution du Parlement et des élections anticipées.

Dans le courant du mois d’Août, Al Sadr, a appelé à d’immenses manifestations en vue de contester un sit-in organisé par le cadre de coordination aux abords de la zone verte à Bagdad.

Auparavant, le cadre de coordination avait formé ce qu’il appelait le “tiers garant” au sein du parlement. Ce bloc empêchait la formation du quorum légal pour la tenue de la session d’élection du président de la république, utilisant le verdict du Tribunal fédéral comme prétexte, qui stipulait que la tenue de la séance doit être assurée par les deux tiers du nombre du parlement, soit 220 députés, ce qu’aucun parti politique n’a atteint jusqu’à présent.

La destruction d’un pays

Dans une interview donnée à The Red Line, l’analyste politique Ali Al Baydar explique qu’il serait naïf de penser qu’il a deux courants différents en Iran. « Il n’y a qu’un seul projet pour tous les partis: exporter la révolution islamique. L’Irak fait partie de ce projet, et est même considéré comme une extension de la zone d’influence de Téhéran. » 

Mr. Al Baydar poursuit : « Il y a des différences dans la manière dont les différentes forces politico-militaires iraniennes traitent l’Iraq. Le garde révolutionnaire a tendance à utiliser la violence, l’unilatéralisme et les tactiques militaires, contrairement aux services de renseignement, qui utilisent le soft power et la corruption. En général, toutes les relations d’influence iranienne ne sont pas dans l’intérêt de l’Irak, ni ne servent au renforcement de ses institutions ou du développement social. Elles ont plutôt un effet négatif. »Enfin, l’analyste explique que Moqtada Al Sadr est religieusement lié à l’Iran, parce que sa référence est dans la ville iranienne de Qom. « Or ce lien induit des relations politiques. Al Maliki ; en revanche, n’a pas une relation directe avec l’Iran, il était plus proche des Américains pendant son premier mandat. Aujourd’hui, il est lié à des partis proches de l’Iran, mais on ne peut pas affirmer qu’il est directement lié à l’Iran », conclut-il.