Umm Kazem se fraie un chemin entre les roseaux. La sexagenaire passe l’essentiel de son temps dans les marais irakiens, aussi appelés les “Ahwars”. Chaque jour, elle y récolte du lait pour ses clients. Cette résidente du district de Chebaysh (70 km au sud-est d’al Nasiriyah, la capitale de la province de Dhi Qar) emploie encore le Mashhoof; une barque traditionnelle des marais, pour s’enfoncer profondément dans les eaux des Ahwars, avant de rentrer chargée du précieux lait de buffle. Après la vente de ses produits au marché, elle peut enfin rentrer chez elle avant de reproduire le même cycle le lendemain.

Umm KazeUmm Kazem vend du lait de buffle depuis plus de 12 ans. Ce lait rare est la base de l’économie des marais. C’est la seule source de revenus d’Umm, qui trait ses buffles avant de parcourir de longues distances pour vendre leur lait jusque dans le sud du pays. Au fil des années, la renommée de son lait lui a permis d’étendre son marché.

“Mon lait est préparé sur place avec l’aide de ma famille. J’ai des clients qui viennent de loin pour me l’acheter”, confie-t-elle. De revenus modestes, Umm Kazem espère qu’il y a aura toujours une forte demande en lait afin qu’elle ne soit jamais rattrapée par la pauvreté. 

L’instabilité peut effectivement avoir un impact sur son activité. “Les manifestations qui ont débuté en octobre 2019 ont vraiment impacté la vente de lait car beaucoup de mes clients viennent des villes et il est devenu de plus en plus dur d’y accéder”. Cette crise a été suivie par la pandémie de Coranavirus qui engendra la mise en place de couvre-feux durant lesquels les gens rechignaient à acheter du lait fait maison. Cependant, au bout d’un moment, les affaires ont repris leur cours: les gens sont revenus à leurs habitudes et la vente de lait a repris, bien qu’elle ne soit pas aussi lucrative que par le passé. 

Tout comme Umm Kazem, Halima Sawadi passe aussi la plupart de son temps au cœur des marais. Cette pêcheuse possède un Mashhoof ainsi que son propre matériel de pêche. Pour elle, chaque jour est une course pour obtenir les meilleurs rendements car la concurrence est rude. Cette pêcheuse expérimentée sait où trouver les eaux les plus poissonneuses. Pour cela, elle n’hésite pas à parcourir de longues distances au plus profond des marécages pour pêcher, avant d’aller vendre son poisson au marché. 

Dans les Ahwar, en plus de la production de lait ou de poisson, des milliers de femmes travaillent pour nourrir leurs familles. Il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes lorsqu’il s’agit de mettre du pain sur la table. 

Malgré l’explosion de violence contre les femmes en Irak ces dernières années, les femmes des marais ont moins souffert que d’autres. Cela est principalement dû au rôle important joué par les femmes dans la vie économique de la zone humide.

Les marais: une vie simple mais originale

Les Ahwar recouvrent près de 35 000 kilomètres carrés. Ils s’étendent sur trois gouvernorats: Bassorah, Maysan et Dhi Qar et abritent près de 370 espèces d’animaux, dont le fameux buffle domestique. Cette zone humide exceptionnelle est divisée en trois marais: al Hawizeh, al Hamar et le marais central.

La population des Ahwars perpétue un mode de vie parmi les plus anciens de Mésopotamie. Dans cet espace entouré d’eau, les habitants des marais ont développé des coutumes et traditions qui se démarquent sensiblement des autres communautés du sud de l’Irak. 

Ces coutumes sont directement liées à l’environnement naturel des marais sur lequel la société est basée: l’eau et les buffles. Ces éléments font partie de la mémoire collective et forment la source privilégiée de revenus, et donc de vie. Depuis la modernisation de l’Irak, les pratiques culturelles n’ont que très peu changé dans les marais. Cet environnement unique et isolé a permis de préserver ces spécificités. Toutefois, ce fragile écosystème n’est pas pour autant insensible aux changements. En effet, l’équilibre des marais a été sensiblement malmené à la fin du règne de Saddam Hussein ou encore aujourd’hui lorsque des périodes de sécheresse frappent la région. 

En 1994, lors d’une insurrection sans précédent contre le régime baasiste, des rebelles utilisèrent les marais comme un repère inexpugnable d’où ils lancèrent des raids contre l’armée. Pour mettre un terme à ce soulèvement, Saddam Hussein ordonna l’assèchement des marais par détournement des fleuves. Les Ahwars perdirent plus de la moitié de leur superficie en quelques mois avant de retrouver 75% de leur superficie d’origine depuis. Cependant, les chantiers de barrages géants sur le Tigre et l’Euphrate, ainsi que sur leurs affluents en Iran et en Turquie, font à nouveau régresser les apports en eau depuis quelques années.

Statut social et rôle économique

Raad Al-Asadi dirige l’organisation d’écotourisme d’al Chebayish. Il explique à The Red Line combien les femmes jouent un rôle central dans la vie de la communauté: “Les femmes des Ahwars ont d’importantes responsabilités et ont une place fondamentale au sein de la famille. Elles acquièrent très tôt des compétences héritées de leurs ancêtres, notamment dans le domaine de l’artisanat comme la confection de paillasses en roseaux (appelés Qasab)”, explique-t-il. 

Les femmes des marais sont également connues pour la manufacture de fours en argile (connus localement sous le nom de tandoor), fabriqués à partir d’un mélange de terre et de paille (appelée nafash). Ces fours sont utilisés pour la cuisson du pain et du poisson. “Les femmes excellent aussi dans la confection de paniers pour la préservation des aliments ou encore d’éventails (connus sous le nom de Mahfa) et que les Irakiens utilisent lors des périodes de forte chaleur. Ces éventails sont même devenus populaires durant l’embargo des années 90 pour compenser la disparition des équipements de climatisation devenus obsolètes faute d’électricité”, décrit le directeur de l’ONG écologiste. 

Grans défis

Malgré la maîtrise par les femmes de techniques ancestrales, Mr. al Asadi soutient qu’elles continuent de faire face à d’importants défis du fait de leur travail quotidien dans les marais, de l’absence d’initiatives gouvernementales, de l’analphabétisme et de l’ignorance des règles sanitaires de base encore très développés après des femmes des marais. “Tout cela est dû à l’absence de programmes d’aide et d’émancipation des femmes dans la zone”, nous explique Mr. al Asadi.

En plus de l’absence de programmes sociaux venant de l’État, les normes sociétales dans les marais, très patriarcales, ont considérablement limité l’émancipation des femmes malgré leur investissement considérable au sein de la communauté. Mme Mona Al-Hilali, qui dirige l’Organisation UR, nous explique que les femmes des marais souffrent d’un manque d’infrastructures, notamment commerciales, pour vendre leurs produits: “L’économie des marais dépend des femmes, or celle-ci est fragilisée par l’isolement des lieux de production par rapport aux centres urbains des provinces. Cela contribue également à un manque d’accès des femmes aux centres de soin, à l’éducation, à la formation et à l’émancipation”. 

Mme. al Hilali soutient que les femmes des marais font preuve d’une grande force de caractère, de courage et d’indépendance dans leurs activités. “Cela est évident lorsqu’on constate qu’elles sont des pêcheuses accomplies, qu’elles naviguent et élèvent souvent leurs buffles seules. Dans les marais, les femmes bénéficieraient donc grandement de structures adaptées pour stocker et revendre leurs produits laitiers et d’artisanat. Cela augmenterait d’autant plus leur autonomie tout en participant à la préservation de la manufacture traditionnelle, elle-même menacée de disparition comme la confection de tapis et la vannerie traditionnelles”. 

Malgré leur mode de vie endémique, Mona al Hilali note que les femmes des Ahwars font néanmoins face aux mêmes défis que les femmes dans tout l’Irak. “Elles ont besoin d’être au courant de leurs droits, notamment en terme d’accès à la justice, afin de réduire l’incidence de mariages de mineures ou forcés. Le gouvernement devrait être plus actif et offrir une éducation moderne ainsi que des écoles accessibles pour les filles tout en renforçant les règles obligeant les enfants à aller à l’école, ce qui n’est pas le cas”, soutient-elle. 

Si le fragile écosystème des marais venait à être à nouveau endommagé, cela pourrait également avoir un impact négatif sur la condition des femmes de la zone. “Le manque d’eau contribue à la soif et aux migrations. Il engendre la mort d’animaux (particulièrement des buffles). Le développement de l’écotourisme et d’activités économiques pour les femmes et les jeunes pourrait contribuer à diversifier les revenus dans les familles”, ajoute la directrice associative. 

Sur la question de l’autonomisation des femmes, Mme al Hilali note que le gouvernement travaille sur une résolution concernant l’élargissement des plans de protection et d’inclusion de la femme en Irak. Jusqu’à présent, les trop faibles investissements étrangers et gouvernementaux ont participé de la réduction de la part des femmes dans les initiatives économiques de la région. “Il y a encore beaucoup à accomplir pour renforcer la visibilité des organisations pour et par les femmes”, note Mme al Hilali.

“Les projets gouvernementaux de restauration des marais mis en place ces dernières années ne se concentrent pas suffisament sur l’émancipation et le soutien aux femmes. Si des financement avaient étés disponibles, les femmes auraient dû avoir la priorité”, conclue-t-elle. 

La récente décision d’inclure les marais des Ahwar au patrimoine mondial de l’UNESCO a ramené l’espoir de voir la région se développer rapidement. Cependant, cette inscription s’est faite sans concertation aucune auprès des communautés locales. Pire, la crise environnementale qui enfle, notamment les épisodes de sécheresse récurrents ou encore la surexploitation de l’eau en amont par l’Iran et la Turquie menacent les marais irakiens comme jamais

Les femmes et le droit en Irak

Comme dans la plupart des régions d’Irak, les traditions patriarcales ont la vie dure dans les marais. Cela est d’autant plus préoccupant que ces valeurs rétrogrades ont étés inscrites dans le droit irakien. Le juriste irakien Ali Hussein Jaber nous a confirmé que l’article 409 du code pénal de 1969 légitimise la discrimination envers les femmes en prévoyant une excuse légale aux auteurs d’un féminicide si la victime aurait violé les coutumes ou les traditions. Parallèlement, la législation prévoit une peine de trois ans maximum pôur le meurtrier, ce qui encourage la perception selon laquelle c’est bien la femme qui a commis une indécence. 

“Le plus surprenant est que cet article soit devenu une excuse pour cibler les femmes qui s’opposent aux désir masculin au sein de leurs familles. Il est fréquent que les hommes forcent leurs jeunes parentes au mariage, à travailler ou bien à quitter l’école en prétextant des accusations fallacieuses”. Ces mêmes femmes sont également les victimes de meurtres présentés comme des crimes d’honneur. “Le plus difficile, c’est que de nombreuses femmes perdent la vie à l’insu des autorités, ce qui permet aux coupables de rester impunis”, ajoute mr. Jaber.

De nombreux procès féminicides se concluent par un non-lieu, soit parce que les parents ou les proches ne préviennent pas les autorités, soit parce que des faux témoignages sont présentés aux juges pour tromper la justice. Plus encore, les normes sociales ne favorisent pas la dénonciation d’un crime par une tierce personne car les risques de représailles d’ordre tribal sont réels, note Mr. Jaber. 

Il ajoute également: “Cette législation qui atténue la peine pour un meurtre est le résultat d’une culture de domination masculine en Irak. Les législateurs ont donné un blanc seing aux agissements les plus arriérés dans la société”. L’atténuement de ces crimes est encore plus perceptible lorsqu’on sait que le meurtrier pourra éventuellement bénéficier d’une libération anticipée pour bonne conduite ou s’il n’a pas commis de crimes avant le féminicide. Ces règles sont clairement le symbole d’une domination masculine de la société désormais gravée dans la loi. 

Selon Mr. Jaber, cette loi rétrograde enfreint pourtant les principes de la constitution de 2005, puisqu’elle viole les principes d’égalité et de justice tant au niveau administratif que de la procédure judiciaire. “Elle est également en violation des obliations internationales de l’Irak, notamment vis à vis de la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et de la convention de la CEDAW produite par le Haut Commissariat pour les Droits de l’Homme et que l’Irak a ratifié en 1986. Ces traités contraignent l’Irak à produire une législation et des politiques visant à l’élimination de toute forme de discrimination envers les femmes. 

La route de l’émancipation sera encore longue pour les femmes des marais comme pour toutes les Irakiennes. Toutefois, l’environnement singulier dans lequel elles vivent, les Ahwars, offrent un écosystème dans lequel leurs savoirs ancestraux pourraient devenir un outil en vue de la prospérité, si seulement le gouvernement et la communauté internationale s’investissaient en vue de les protéger et de leur donner les moyens de leur autonomie.

ViaAlaa Koli