Du fait de la corruption et de sérieuses négligences de la part des autorités locales à Bassorah, la ville de l’eau et du pétrole, surnommée la perle de l’Irak ou la Venise du Moyen-Orient, a été déclarée ville sinistrée l’été 2018. Cela est dû à la contamination de ses sources d’approvisionnement en eau potable ainsi qu’aux dysfonctionnements que connaissent la plupart des stations d’épuration de la région. Suite à l’usage d’eaux usées par les infrastructures de la ville, des dizaines de milliers d’habitants ont souffert d’intoxications sévères à l’époque. Le gouvernement avait alors promis une enquête sérieuse afin de dévoiler les causes de ce désastre. Trois ans après les faits, toutefois, les résultats de l’enquête n’ont toujours pas étés annoncés et les promesses faites de résoudre la crise n’ont jamais étés tenues, ce qui a d’autant plus exacerbé la frustration de la population.

Le désastre de la population de l’eau et les cas d’empoisonnement ainsi que la détérioration chronique de la situation économique et des services à Bassorah ont causé de violentes manifestations dans tout le gouvernorat. Par solidarité avec les mouvements sociaux en France, de nombreux manifestants ont étés aperçus arborant des gilets jaunes, dénonçant le fossé qui sépare les autorités et la population ainsi que le développement d’une culture néolibérale au sein du pouvoir institutionnel renforçant la culture de la recherche du profit plutot que le maintien de services publics égalitaires. Peu à peu, les institutions irakiennes se transforment en boutiques où se délectent les hommes d’affaires et la pègre. Les manifestations à Bassorah et dans d’autres provinces d’Irak ont également soulevé la question de l’éthique de l’Etat et des instances juridiques du pays. Ces troubles sociaux ont connu un vif rebondissement en octobre 2019 au moment des manifestations de “Tishreen”, qui ont coûté la vie à plus de 700 civils irakiens alors que des milliers ont également subi de graves blessures parfois permanentes. 

Dysfonctionnalités au sein de l’État

En juillet 2019, l’ONG Human Rights Watch alertait sur les risques d’aggravation de la pollution qui affecte Bassorah. Le rapport détaille comment les autorités locales ont failli à leurs responsabilités de prévention auprès de la population concernant les risques liés à la contamination de l’eau ainsi que les mesures simples à prendre pour remédier à l’empoisonnement”. 

Basé sur des dizaines d’interviews effectuées auprès de résidents, d’experts et de responsables à Bassorah ainsi que sur des images satellite du gouvernorat. Ces ont révélé la présence de fuite de pétrole dans les eaux du Shatt al-Arab, le fleuve formé de la confluence du Tigre et de l’Euphrate et qui traverse Bassorah avant de se jeter dans le golfe arabo-persique. Cette étude a également permis de recenser une forte croissance d’algues dans les eaux de rivière pouvant causer de graves maladies abdominales, des fièvres, des vomissements ou même des diarrhées sanglantes une fois dans l’organisme.

S’exprimant sur la crise d’empoisonnement émanant des eaux du Shatt al-Arab, le docteur Shukri Al-Hassan, chercheur et expert en environnement souligne que les eaux des fleuves irakiens sont chargées bien en amont de Bassorah en polluants de toutes sortes qui sont mélangés à des sels des terres basses, occasionnant une réaction chimique complexe et toxique pour les organismes vivants. Cela est amené à se reproduire à moins que le taux d’eaux usées dans le Tigre ne diminue. 

Une source anonyme au sein du gouvernement a confirmé à The Red Line que les autorités fédérales et régionales avaient officiellement mobilisé leurs efforts pour contenir la crise, ajoutant que “[T]outefois, ces responsables atteints de léthargie ne s’étaient pas réveillés à temps avant que le sang et la vie d’irakiens ne soit déjà emportés. Ces autorités ont causé d’innombrables désastres depuis l’établissement du nouveau régime suite à l’intervention de la coalition menée par les américains en 2003”. L’événement le plus chaotique qui a entaché l’ère post-saddam est bien évidemment l’ascension de l’organisation terroriste État Islamique sur plus du tiers de la surface du pays en 2014, qui a amené un nombre incalculable de tragédies (déplacements, émigration, génocides…) qui auront des répercussions pour des générations à venir.

La source anonyme a également dénoncé que l’eau n’était pas propre à la consommation pour les hommes ou les bêtes. Durant l’été 2018, les hôpitaux irakiens ont recensé plus de 118 cas d’empoisonnement. “ Les Basraouis n’ont pas eu besoin d’utiliser l’eau du robinet pour être intoxiqués car l’étendue de la pollution était telle que son usage pour la vaisselle a engendré des maladies sévères. Tous les malades n’ont pas pu se rendre à l’hôpital, faute de moyens”, a ajouté l’interviewé anonyme.

La contamination se poursuit

Selon Salman Khairallah, le directeur de l’ONG Save the Tigris, (une organisation irakienne qui se spécialise dans la préservation des des cours d’eau du pays et à la sensibilisation du public), la crise de l’eau en Mésopotamie n’est pas nouvelle et est loin de s’achever: “Les solutions du gouvernement sont loin d’être à la hauteur des besoins lorsqu’on prend conscience de la gravité de la crise”, estime le directeur.

Mr. Khairallah a cité pour exemple les problèmes structurels qui minent le lac de barrage de Mossoul. Les autorités centrales en ont surexploité les réserves, privant les zones humides en amont du Tigre d’un apport vital en eau. Ces mesures ayant entraîné une surexploitation des ressources en eau compromettent grandement la pérennité des marais irakiens. L’autre conséquence de cette ponction de l’eau est que la salinisation gagne du terrain sur les terres depuis le golfe arabo-persique. Ce grave processus accélère la désertification de la région, menant à la disparition de palmeraies pluriséculaires.

Sur les rives du Shatt al-Arab et de ses canaux, dans la zone de Maqal, le cœur vibrant de la ville de Bassorah, même un œil non averti peut remarquer la présence d’algues nauséabondes. Bilal Rahim, la cinquantaine, conducteur de barque a voulu partager avec The Red Line son témoignage sur l’étendue de la pollution dans les canaux qui irriguent la ville où des jardins et des palmeraies s’étendaient autrefois. “Ces oasis sont devenus des égouts à ciel ouvert amenant la maladie et la détresse aux habitants”, s’exclame-t-il, avant d’ajouter que le Shatt al-Arab est devenu un “dépotoir pour les compagnies pétrolières”.

Mr. Khairallah a également confirmé les informations du rapport d’Human Rights Watch de 2018, soutenant que les autorités locales avaient dissimulé des informations tout en masquant leurs échecs successifs à prévenir la crise actuelle. Le directeur de Save The Tigris a également indiqué que le gouvernement local n’avait jamais annoncé les résultats de l’enquête qu’ils avaient promis de mener. 

Dr. Walid Al-Moussawi, qui dirige le département pour l’environnement dans les gouvernorats du sud de l’Irak a partagé avec The Red Line son appréciation des enjeux hydrographiques auquel l’Irak fait face ainsi que les problèmes de pollution qui en découlent:  “Le Shatt Al-Arab est pollué de toutes parts. Cela tient en partie à la topographie de la région: Bassorah est la partie la plus en aval du fleuve et les polluants venant du nord s’y accumulent. Tous les déchets issus des égouts, de l’industrie ou de l’agriculture sont jetés dans le Tigre et l’Euphrate avant de converger et de s’accumuler dans le sud de l’Irak. Cela explique les taux de concentration élevés de pollution dans cette zone. 

Les causes de la pollution

À plus d’une occasion, le gouvernement local de Bassorah s’est plaint du manque d’apport en eau auprès du gouvernement central. Les volumes d’eau qui débouchent sur la province sont insuffisants pour tous les habitants dont les deux-tiers se retrouvent dépourvus d’approvisionnement stable en eau, selon les dires des responsables de la province.

L’autre raison de la pollution tient aux agissements des voisins de l’Irak. Les nombreux barrages construits par la Turquie sur le Tigre et l’Euphrate, qui prennent leur source en Anatolie, ou encore l’Iran, d’où arrivent de nombreux affluents du Tigre comme le Karun, ou le Bahman Shers, ont drastiquement diminué les apports en eau des fleuves mésopotamiens. La rétention d’eau en amont des frontières par l’Iran et la Turquie est une cause majeure d’aggravation de la crise écologique du Shatt al-Arab, selon le Dr. Al-Moussaoui.

Selon ce même responsable, les égouts restent les principales sources de pollution du Shatt Al-Arab waters. Il n’existe qu’une seule station d’épuration de l’eau à Bassorah, à Hamdan, et elle date de 1982. Cette station a été construite pour épurer l’eau d’environ un million de personnes. Aujourd’hui, elle opère à moins de 50% de ses capacités alors que la population de Bassorah a atteint quatre millions d’habitants. De fait, les eaux usées de la ville ne sont pas suffisamment traitées et une bonne partie de cette eau finit dans le réseau de canaux de la ville.

Le docteur Al-Moussawi a supervisé la surveillance de quelque sept cent sites pollués dans la province, notamment des zones victimes de la pollution aux eaux usées ou encore aux polluants produits par la municipalité, par les services de santé ou les complexes industriels de la ville. L’expert avoue que la stratégie mise en place par le gouvernement pour lutter contre la pollution était… de pousser autant que possible les déchets et les eaux usées vers les eaux du golfe afin de la faire disparaître, plutôt que de la traiter. “Même cette stratégie a été un échec car les eaux ont fini par stagner”, regrette-t-il.

Mr. Khairallah a également analysé l’incidence de la surexploitation de l’eau par les pays voisins de l’Irak, notant que la part normalement allouée à l’Irak par les traités internationaux passés est volée au vu et au su de tous sans la moindre dissuasion. “Cela encourage la Turquie et l’Iran à couper des cours d’eau entiers”, soutient-il, avant de rappeler qu’il n’y a pas d’accord bilatéral avec les voisins de l’Irak depuis 2003 (la fin de la dictature baasiste) qui puisse garantir l’arrivée d’un pourcentage satisfaisant d’eau en Irak. Le pays dépend de fait des eaux de pluie et de neige stockées dans ses réservoirs. Ce constat laisse présager une catastrophe qui amènerait au tarissement des fleuves irakiens et de ses affluents. 

Analysant les problèmes internes inhérents à l’Irak, Mr. Khairallah déplore que les autorités ont de sérieuses carences en gestion des ressources en eau: “L’Irak a enregistré quelque 23000 violations environnementales sur que sur le Tigre; la moitié de ces violations ont été commises par le gouvernement lui-même alors que l’autre moitié est imputé à des compagnies privées qui jouissent d’une protection politique. Cette situation est aggravée par un manque de rationalisation de l’usage de l’eau et de l’absence de toute politique publique en matière de tarification des usagers et de punition des contrevenants”, détaille l’écologiste. En accord avec Mr. Al-Moussawi, Mr. Khairallah soutient que Bassorah ne reçoit pas suffisamment d’eau, rappelant que la ville nécessite un volume de 75 mètres cubes d’eau par seconde afin d’empêcher la salinisation de ses terres par les eaux du golfe.

De son côté, le Dr. Shukri Al-Hassan soutient que le volume d’eau des fleuves est normalement suffisant pour prévenir la salinisation. “Malheureusement, la coupure de l’approvisionnement du Karun par Téhéran a amputé le Shatt al-Arab de quelque 50 mètres cubes d’eau par seconde, une barrière précieuse pour endiguer la salinisation des terres de Bassorah”, a-t-il constaté.

Alors que les différents gouvernements irakiens ont principalement focalisé leur attention sur les questions de défense et de sécurité depuis des décennies, des ressources vitales comme l’eau ainsi que sa gestion et son partage avec les pays voisins ont été négligées. De fait, l’Irak vit une période charnière doublée d’une crise existentielle alors que les pays en amont de ses cours d’eau continuent de construire des barrages sur les fleuves et leurs affluents qui le traversent. Finalement, le peuple irakien, qui a payé le prix cher de plus de quarante années de guerres et de sanctions, va continuer de souffrir de l’impact de la désertification et de la pollution de l’eau dans les années à venir.