Ancien agent privé de renseignement devenu lanceur d’alerte, Marc Eichinger a récemment publié un ouvrage où il expose plusieurs cas de corruption et de financement du terorisme entre la France et l’Irak impliquant des politiciens turcs, kurdes, ainsi que des compagnies françaises. Ceux-ci ont financé le terrorisme en assurant l’acheminement du pétrole de l’Organisation Etat Islamique (OEI) durant la dernière décennie. Dans une interview exclusive à The Red Line, l’auteur a accepté de partager son éclairage sur le sujet et sur la réalité de la corruption qui entoure la prospection pétrolière en Irak. 

TRL: Vous venez de publier un livre faisant le lien entre corruption, France et terrorisme. Pouvez-vous nous en parler d’un point de vue de l’Irak tout en abordant la question de l’opacité des relations franco-irakiennes?

ME: Ce que j’ai réalisé tout au long de mon enquête, c’est que l’OEI n’aurait jamais pu avoir de telles capacités, tant en Irak qu’en Syrie, sans un apport régulier et massif d’argent. La seule source qui pouvait fournir de tels revenus est le pétrole. Dans l’économie de guerre, il y a généralement deux sources de revenus: le pétrole et la drogue. Le pétrole apportait suffisamment de revenus à l’OEI. Le problème de l’économie de guerre est qu’il ne s’agit pas de financer des actions isolées, mais bien d’avoir un apport constant d’argent pour payer les salaires – et les combattants de l’OEI étaient bien payés – et pour assurer un approvisionnement constant en armes et munitions. Les guerres coûtent très cher et il leur fallait tout cela. Le pétrole était l’unique source ayant ce potentiel. Tout le reste – le trafic d’antiquités, les rançons etc… – est insignifiant comparé aux profits qu’apporte le pétrole. 

Une enquête italienne diligentée par deux procureurs a permis d’identifier 52 cargaisons de pétrole produit par l’OEI ayant transité par des terminaux turcs via des installations contrôlées par des multinationales dont une compagnie française, Rubis. D’autres n’ont pas pu être certifiés faute de preuves. Ces cargaisons ont une valeur estimée à 1.2milliards de dollars. Cela n’est que le sommet de l’iceberg. Tout cela a permis de financer les opérations de l’OEI. Ils sont parvenus à maintenir un niveau relativement stable de production avec peu de moyens car ils manquaient d’expertise dans le secteur pétrolier. Mais ils ont fini par recruter des ingénieurs. Ils ont aussi pu bénéficier d’infrastructures préexistantes. Ils chargeaient généralement leur production sur des camions citernes qui n’ont pas une énorme capacité. Au départ, ils vendaient leur cargaison à environ 30% de sa valeur. Plusieurs intermédiaires touchaient un pourcentage sur ces transactions. Le pétrole venait tant d’Irak (de la plaine de Ninive principalement) que des champs de pétrole syriens situés dans l’est du pays. J’ai pu confirmer avec plusieurs sources que des membres clé des familles régnant au Kurdistan irakien, les Talabani et les Barzani, ont été à un moment ou à un autre des intermédiaires de ce trafic. Ils ont donc trahi leur population, comme ils l’ont fait de nombreuses fois par le passé. L’argent est le seul roi.

TRL: Il y avait également des intermédiaires arabes en Irak et Syrie impliqués dans ce trafic n’est-ce pas?

ME: Selon les informations que j’ai obtenues d’une source très fiable, tous ceux qui ont été impliqués dans le transit de pétrole depuis l’OEI jusqu’aux terminaux turcs sont kurdes, avec la collaboration des autorités turques de multinationales. Le pouvoir kurde en Irak a l’habitude de contourner Bagdad dans ses transactions. Il le fait depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Le pétrole a transité par les pipelines jusqu’au terminal de Dörtyol dans la province de Hatay’s province. De là, il a été acheminé en Sardaigne ainsi qu’en Israël. La compagnie de logistique pétrolière Rubis contrôlait l’un de ces terminaux. Avec la complicité du consortium de Berat Albayrak (le gendre du président turc Recep Tayyip Erdogan), Rubis a investi dans ce terminal dès 2012, avec des financements de la banque française BNP Paribas.

Tout a été parfaitement planifié. Il est évident que tous les services de renseignement du Monde qui s’intéressent à la région savaient ce qu’il se passait. Les Américains les premiers puisque Mehmet Abbab,qui était directement impliqué dans l’installation de Rubis en Turquie, collaborait déjà avec la CIA depuis la chute de Saddam Hussein. 

TRL: Quid de la France dans tout ça? 

ME: Les autorités françaises ne pouvaient pas ignorer la situation. La France avait même été prévenue par l’ambassadeur de l’Union Européenne en Irak à l’époque, que le pétrole de l’OEI transitait via ce réseau. Idem pour le Mossad qui a une branche à Erbil depuis des décennies. Dans mon livre, j’explique les liens entre Israël et les Barzanis. C’est pour cette raison que le pétrole de l’OEI a terminé en Israël ensuite. Personne ne pouvait l’ignorer. Les israéliens avaient un déficit énergétique. Il était important pour eux d’obtenir du pétrole rapidement afin de produire de l’électricité. Cette opportunité était une aubaine pour eux parce qu’il était vendu à un prix dérisoire. Alors ils l’ont saisie, sans se poser de questions. 

TRL: L’2tat turc a-t-il lui aussi bénéficié de ce trafic de pétrole? Ou bien a-t-il seulement permis à une minorité d’entrepreneurs puissants proches d’Erdogan?

ME: Dans tous les cas, les caisses de l’Etat de la Turquie se confondent avec celles de la famille Erdogan. Cela ne change rien à ce niveau. 

TRL: Pouvez-vous nous parler de l’évolution du marché pétrolier irakien entre 2003 et l’avènement de l’OEI?

ME: Ce qu’il faut garder à l’esprit c’est que le vrai objectif de l’opération américaine en Irak était de s’assurer que l’exploitation du pétrole avantagerait les multinationales étrangères. L’idée était de transformer les contrats d’exploitation de service en contrats de partage. La différence entre les deux est fondamentale. Un contrat de service délivré par un pays permet à une compagnie comme BP, Total ou Shell de faire de l’extraction pétrolière. Elle est payée au baril produit, mais ne possède pas les ressources dans le sol. C’est du service pur. Un contrat de partage, quant à lui, permet à une compagnie de partager la valeur des réserves prouvées dans le sol d’un État. Cette valeur enregistre dans son bilan des réserves prouvées. Ca la valorise deux fois: par les flux et par les réserves prouvées en terre. C’est un peu ce qu’ils ont essayé de faire en Iran sous Mossadegh dans les années cinquante. Mais en Irak ça n’a pas marché parce que les Irakiens ont une culture pétrolière. Ils ont vu la manœuvre venir de loin et n’étaient pas prêts à laisser des multinationales mettre la main sur la moitié de leurs réserves comme ça. Paul Bremer avait déjà essayé de lancer ces réformes. Il n’a réussi qu’avec les Kurdes car ils n’avaient aucune culture pétrolière. Ils ne n’avaient aucune idée de la différence entre un contrat de partage et un contrat de service. De toute façon, avec eux, à partir du moment où on les payaient, ils signaient n’importe quoi. Il y a eu énormément de corruption à cette époque, tant au niveau de Paul Bremer qu’au niveau des gens qui venaient signer des contrats. A l’époque il suffisait seulement qu’une compagnie aille se coter sur le marché boursier à Londres, même une coquille vide, et puis elle partait signer un contrat au Kurdistan offrant des marges de profit faramineuses. C’est comme ça que ça se passait. J’ai personnellement vu les rapports des compagnies pétrolières qui étaient censées faire des sondes sismiques où tout était faux. On a annoncé des milliards de barils qui n’ont jamais vu le jour. Quand on fait des sismiques “onshore” (sur terre), des camions spécialisés envoient des ondes, or ces camions n’ont pas fait encore fait de prélèvements qu’on avait déjà fait un rapport annonçant des milliards localisées dans le sol. Ca n’a aucun sens. Personne n’allait vérifier, donc on pouvait annoncer n’importe quoi et c’est la magie des marchés de Londres et Toronto: on peut raconter n’importe quoi et personne n’ira se plaindre.

TRL: On a donc quelques entreprises qui se sont implantées en Irak. Ont-elles travaillé honnêtement, les choses se sont-elles bien passées?

ME: Il y a deux cas de figure. Tout d’abord, ceux qui sont allés travailler dans la partie arabe et qui se sont embourbés dans la corruption. Il faut dire aussi que c’était l’époque où Boris Boillon était ambassadeur, ce qui n’a pas aidé. Il se servait d’informations privilégiées pour avantager des compagnies françaises. Ensuite, il y a ceux qui sont allés travailler dans la zone kurde et qui se sont retrouvés empêtrés dans d’autres histoires.

À l’époque de Saddam, les Kurdes avaient interdiction de faire affaire dans le pétrole. Mais on supputait qu’il y avait des réserves dans le nord, notamment du côté de Dohuk. Il y avait également un gisement proche de la frontière iranienne qui était connu mais non exploité. Donc il n’y a pas eu de surprises. C’est greffé sur ces exploitations tout un tas d’entrepreneurs peu scrupuleux qui sont venus vendre du rêve. Le rêve s’est effondré au fil des ans, mais ca a quand même permis à un proto-état kurde de passer d’une économie de subsistance basée sur l’agriculture et la contrebande à un modèle économique un peu plus prospère. Les kurdes ont toujours été des contrebandiers. Ils ont seulement changé de marché. Avant Saddam, Erbil n’était qu’une bourgade sans aéroport. Aujourd’hui c’est une ville effervescente. Tout appartient aux Barzanis, mais ça a le mérite d’exister. 

TRL: Comme vous le mentionnez dans votre livre, il y a le cas de Ruby, une compagnie française, qui a contribué au financement du terrorisme en apportant sont assistance logistique afin d’acheminer du pétrole depuis les zones controlées par l’OEI et d’autres intermédiaires. Que pensez-vous qu’il va se passer du point de vue légal ? 

ME: J’aimerais d’abord qu’on arrête de traiter les victimes des attaques terroristes comme des idiots et qu’on admette ce qu’il s’est réellement passé. C’est un aspect fondamental de mon livre: montrer la chronologie des évènements dans les conflits en Libye, en Syrie etc… Rien de tout ceci n’est arrivé par hasard. La vérité doit être dite et les responsables en France, comme le ministre des Affaires étrangères Mr. Jean-Yves Le Drian, doivent prendre leurs responsabilités. Je ne crois pas qu’il passera devant un juge un jour. Même s’il passe devant une cour de justice française, ça ne changera rien, mais au moins, ça permettra de jeter un peu plus de lumière sur les mensonges qu’on a répété et éventuellement, de forcer Ruby à payer pour les dommages causés. Est-ce que des individus iront en prison pour ces actions? Je ne pense pas, malheureusement. 

TRL: Concernant la gestion du pétrole après la chute de Saddam, diriez-vous que les réformes mises en place ont permis aux autorités irakiennes de garder le contrôle de la rente pétrolière? 

ME: D’une certaine manière, c’est vrai. Mais il faut garder à l’esprit qu’après la chute du régime baasiste, tous les employés sunnites qui géraient le secteur pétrolier ont fui en Jordanie. Ils sont d’ailleurs partis avec les archives du ministère du pétrole. A l’époque, il était possible de les racheter dans certains cafés d’Amman. Et donc, tout d’un coup, l’Etat s’est principalement retrouvé avec des employés chiites pro-iraniens. Or ceux-ci n’avaient aucune intention de faire des faveurs aux Américains. Ils ont fermé les yeux sur l’opération Surge du général Petraeus (une opération de contre-insurrection visant des poches de résistance sunnites dans quelques parties de l’Irak. L’opération Surge a été approuvée par le général iranien Qassem Soleimani à l’époque. Après cela, les Américains ont perdu le pouvoir en Irak parce que les chiites sont majoriatires et les irakiens ont de l’expérience dans la production et la gestion du pétrole. De quel droit les Etats-Unis allaient-ils pouvoir justifier de leur envoyer des consultants? L’Irak est un membre fondateur de la puissante Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) qui a été créée en 1960 à Bagdad. Les irakiens ont vu venir ce qui arrivaient à des kilomètres. Il y a effectivement eu des enchères pour délimiter les zones de productions à des compagnies étrangères. Je pense qu’elles ont étés équitables. La plupart des compagnies qui ont gagn” ces enchères étaient compétentes. Une manière de savoir si une enchère est une mascarade ou non est de regarder qui acquiert les droits de production et si cette compagnie a une expertise dans l’exploration pétrolière. Ce fut le cas ici. Sur les principaux champs pétroliers, les compagnies étaient compétentes. Ce ne fut pas le cas dans la région kurde en revanche. Là il n’y avait pas de contrôles. 

La tragédie vient du fait que la rente pétrolière est captée par de puissantes familles.La famille Al Hakim par exemple. Elle vole directement les fonds de la banque centrale irakienne. Elle ne fait pas de différence entre ses comptes personnels et ceux de l’Etat. Généralement, ces familles exfiltrent du cash en coupures de cent dollars vers l’étranger. Lors d’une opération que j’ai moi-même infiltré, nous avons suivi un convoi de 500 millions de dollars qui partait pour Genève. J’avais infiltré le business du blanchiment d’argent. Dans ce cas précis, c’était la famille Al Hakim qui était impliquée. L’argent devait être acheminé à Bassora puis transiter vers l’Italie avant d’arriver à Genève. Ils ont finalement changé de destination au dernier moment pour Beyrouth. Pour moi, c’était impossible de m’y rendre à cause du Hezbollah libanais qui m’a dans le collimateur. Son réseau de renseignement est très efficace. J’ai dû abandonner la surveillance de ce chargement, mais je sais que l’argent a transité par la Turquie via la frontière du KRG où il y a tellement de contrebande qui a lieu. Une fois j’y ai vu des cercueils remplis d’argent défiler. 

Il est important de garder à l’esprit la masse que cette somme représente. Cinquante millions de dollars, ce sont 650 litres de billets de cent dollars pour une demi tonne. Là, il y avait dix fois cette somme. Le plan des Al Hakim et de ses complices était d’acheter des appartements à des chrétiens de Beyrouth et de les expulser du centre ville. Leurs agents sur le terrain au Liban ont fait du porte à porte et ont forcé des résidents à vendre leurs maisons. C’était un complot pour étendre l’assise territoriale et immobilière des chiites à Beyrouth. Al Hakim a été directement impliqué dans ce projet. Les Al Hakim forment l’une des plus puissantes familles d’Irak. Ils avaient une armée privée de plusieurs milliers d’hommes. C’était l’un des piliers sur lequel l’Iran s’est appuyé pour servir ses intérêts en Irak.

TRL: Les choses ont-elles changé depuis? 

ME: Ce qui a changé, c’est que Qassem Soleimani a été assassiné. La relation avec l’Iran n’est plus la même. C’était un esprit brillant, un excellent stratège, de niveau international. Mais il avait du sang dans les yeux. Un vrai fanatique des principes de la révolution islamique.Il avait des plans sur le long terme. Il s’est même rapproché des Palestiniens pour affronter Israël. C’est grâce à lui que les Palestiniens ont pu améliorer leurs attaques de roquettes. Auparavant, ils bricolaient des missiles, et puis le Hezbollah a amélioré leurs technologies et leur approvisionnement en équipements.Soleimani a créé des ponts dans le monde Sunnite pour combiner les efforts contre les ennemis de l’Iran. Sa mort a porté un gros coup à ces projets. Depuis, le leadership iranien n’est plus aussi compétent. 

En Syrie, le gouvernement a distendu ses liens avec l’Iran. La Syrie vend de l’électricité au Liban et inonde le Moyen-Orient de drogues. L’Iran se retrouve relativement isolé dans sa lutte contre Israël parce que Tel  Aviv a signé les accords d’Abraham avec plusieurs pays de la région. De nombreux gouvernements sont fatigués de l’état de guerre perpétuelle avec Israël et d’être toujours du côté des perdants. La normalisation est la nouvelle mode. L’accord nucléaire avec l’Iran n’a toujours pas été signé. Le conflit russo-ukrainien a un impact sur les négociations car le risque d’escalade internationale de la violence n’a jamais été aussi fort et les puissances nucléaires n’ont pas envie de favoriser la prolifération des armes  de destruction massive à ce stade. 

TRL: Du point de vue économique, est-il dans l’intérêt de l’Irak de rester dans un modèle d’économie de rente où le pétrole reste la principale source de revenus pour l’Etat?

ME: Non. Le pétrole est une malédiction. Cela revient à mettre une grappe de raisins au-dessus de votre bouche et d’y mettre les raisins un par un. Beaucoup d’argent est gaspillé dans le processus, c’est très improductif. C’est incroyable; on a dépensé des trillions pour reconstruire l’Irak. Quand j’ai quitté le pays, rien ne tenait encore debout. C’est affligeant de voir qu’il n’y a toujours pas de réseaux ferrés, d’infrastructures de production etc.. 

TRL: Vu le niveau de prédation et de corruption dans les affaires en Irak, peut-on imaginer que le pays parviendra à diversifier son économie dans le futur?

ME: Pour aboutir à une économie de marché satisfaisante, il faut casser le système tribal. On ne peut rien faire dans le pays sans un accord tribal. Le gouvernement n’est pas responsable de ces décisions cruciales. Tout homme d’affaires ou scientifique qui veut construire quelque chose en Irak dépend de la décision d’un chef tribal. Si à chaque fois qu’on doit emprunter une route, on doit payer la tribu de la zone, c’est problématique. Il n’y a pas d’autres solutions que de casser ce système. La reconstruction de Mossoul est vouée à l’échec parce que tout le monde veut manger. Dès lors, une fois qu’il faut payer la reconstruction, l’assiette est vide. L’argent n’est pas livré pour la reconstruction de Mossoul parce que c’est évident qu’il ne va pas être utilisé pour reconstruire la ville, mais pour enrichir quelques figures de poids. 

Il est important de se rappeler à quel point il est difficile pour un homme d’affaires de travailler en Irak. Je me souviens de cette anecdote de 2011 ou 2012: un investisseur turc est venu en Irak pour proposer la reconstruction des parcs et lieux de détente à Bagdad. On lui a présenté quelqu’un comme étant le maire de la ville. Il a eu tous les documents officiels estampillés et signés, mais dès qu’il a fallu commencer le projet, il a réalisé que tout était faux. C’est ça l’Irak. Obtenir un faux passeport est très facile. Moi-même, je peux me procurer n’importe quel document officiel contrefait pour un peu d’argent.

TRL: Voyez-vous dans le mouvement Tishreen apparu en 2019 une force capable d’apporter de véritables changement politiques en Irak 

ME: Espérons-le. Mais il faut garder à l’esprit que Bagdad n’est pas l’Irak. La société reste fortement tribale ; en dehors de la capitale, les gens ne se soucient pas trop de ce qu’il s’y passe. On voit qu’il y a de plus en plus de rejet de l’Iran aujourd’hui dans la société irakienne. Les liens avec l’Iran se sont un peu distendus, en partie du fait de l’affaiblissement de l’Irak. Les irakiens veulent respirer. Mais Téhéran ne lâchera pas l’affaire si facilement. Stratégiquement, elle ne peut pas se le permettre. L’axe chiite est trop ténu pour qu’ils se résignent à perdre un tel bastion. C’est une question de survie. Les chiites représentent environ 300 millions de musulmans face à 1,3 milliard de sunnites, si on observe les choses de cette manière. 

TRL: Comment analysez-vous la dispute entre Erbil et Bagdad sur la question des salaires contre le pétrole? 

ME: L’accord aurait dû être mis en place dès 2005. Ça n’a toujours pas été fait. Les Barzanis sont des contrebandiers par nature. Ils n’acceptent pas le gouvernement central. Ils le perçoivent comme étant faible et ne veulent pas faire la moindre concession. Ils vont continuer à faire ce qu’ils veulent avec le soutien de la Turquie. A chaque fois qu’on demande aux Etats-Unis pourquoi ils cotinuent à soutenir ces deux familles (les Talabani et Barzani) qui ne font rien d’autre que de piller et d’appauvrir leur population au détriment d’investissements internationaux dans la région (ce qui exacerbe l’insécurité parce que beaucoup de gens sont frustrés par la misère et les terroristes savent très bien tirer profit de cela), ils répondent qu’ils continuent à les soutenir parce qu’ils offrent des services stratégiques. La plupart des opérations contre l’Iran partent du KRG. Ce serait très facile de mettre des pressions sur les Barzani. Ils ont déjà des milliards. Pourquoi ont-ils toujours besoin de plus? On a des photos qui circulent montrant des héritiers Barzani avec des prostituées à Genève. C’est abject. Ces gens n’investissent pas dans leur pays à moins que ce soit dans leur propre intéret. Il n’y a pas de création d’emploi.

La pauvreté est omniprésente. Il y a eu des progrès par rapport à ce qu’était le KRG auparavant, mais ce devrait être l’équivalent de la Suisse ou de Dubaï s’il n’y avait pas de corruption. Je pense aussi que c’est une erreur pour Israël de continuer à soutenir les Barzani. On entend souvent dire que le KRG est la “petite Israël”. Mais pour Tel Aviv, ce n’est rien d’autre qu’un carrefour stratégique entre l’Iran, la Turquie, la Syrie et le reste de l’Irak. Ce n’est pas un allié fiable. S’allier avec les Barzanis c’est s’assurer d’être trahi un jour. Je n’ai jamais vu un partenaire, qu’il soit politique ou économique, ne pas se faire trahir un jour par les Barzanis. Dès qu’un investisseur est dans Erbil pour prospecter, il peut être sûr que ses traducteurs sont des agents travaillant pour les Barzanis. Vous ne pouvez pas investir dans ces conditions. J’ai vu des gens se faire dépouiller en un instant. Il n’y a pas de système judiciaire à proprement parler au KRG. Quand il s’agit d’investir, vous êtes reçu comme un roi. Une fois que l’argent est versé, c’est fini.

TRL: Est-ce que le pipeline de Ceyhan entre le KRG et la Turquie est controlée par les autorités kurdes d’Irak?

Oui, c’est eux qui le gèrent. Ils exportent le pétrole du KRG avec. Il y a un peu de production de Kirkouk qui y transite bien que les champs de la province soient en zone fédérale aujourd’hui. Je me souviens de Kirkouk; j’y ai travaillé. C’était le chaos. L’hôpital était vide. On venait y déposer des mourants. Il n’y avait même pas d’aspirine. Pour moi, c’était incroyable qu’on ne puisse pas demander aux acteurs impliqués dans la violence de mettre en place un cessez-le-feu afin d’acheminer les produits médicaux. Tout était détourné par ces groupes. 

En 2014, lorsque l’OEI est devenu puissant dans les territoires disputés, les forces kurdes en ont profité pour prendre l’avantage alors que le gouvernement central se repliait. Les leaders du KRG ont ainsi pris le contrôle des champs de pétrole pour accroître leurs revenus. Ça a rendu les accords entre le KRG et Bagdad impossibles. Quels gages ont donc les autorités centrales à négocier avec les leaders kurdes? 

L’armée irakienne s’est effondrée dans ces zones parce qu’il y avait un manque de motivation de la part des soldats qui n’étaient pas payés régulièrement. Les terroristes, en revanche, étaient déterminés et entraînés (beaucoup étaient d’anciens cadres baasistes). La montée de l’OEI a pris plusieurs années. Son noyau n’était pas composé d’étrangers. C’était un réseau local. Tout ce chaos est dérivé de la décision absurde de Paul Bremer de bannir les anciens baasistes de leurs positions gouvernementales lorsqu’il est devenu gouverneur de l’Irak. Toute l’armée et le gouvernement se sont effondrés à ce moment. Beaucoup de ces hommes ont formé le cœur de l’OEI. Puisque la corruption ne pouvait qu’exacerber le mécontentement, les gens ont trouvé la volonté de se battre pour des principes biaisés. Plus de 40% de la population de Mossoul a collaboré avec l’OEI parce que pour eux, c’était mieux que l’injustice et les souffrances qu’ils ont enduré par le passé. Ils n’ont pas réalisé quelles seraient les conséquences.