En Irak, les faits divers impliquant la violence sont routinières. Pour les Irakiens, il est rare qu’un jour passe sans qu’elle ne fasse surface. Si la violence politique attire le plus l’attention, c’est parce que la société irakienne reste profondément divisée en communautés. Néanmoins, la violence clanique représente elle aussi une proportion importante de ces actions violentes. En Irak, des armes légères ou lourdes sont utilisées dans les conflits claniques dans d’incessantes affaires de règlements de comptes sans que l’État ne parvienne à limiter leur circulation. Cet engrenage s’enclenche souvent pour des motifs frivoles, comme un désaccord sur la distribution des ressources économiques sur un territoire, ou simplement à cause d’une plaisanterie blessante entre deux personnes de clans différents. 

Victimes oubliées

Les victimes de la violence clanique ne sont pas seulement celles qui sont effectivement assassinées ou blessées, mais aussi celles qui sont psychologiquement meurtries. Les femmes sont les plus touchées par ces agressions psychologiques délibérées. La domination patriarcale rabaisse et méprise les femmes sans qu’elles n’aient le droit d’élever la voix. C’est avec beaucoup de difficultés que nous avons pu parler à l’une d’entre elles. A 16 ans elle nous raconte son mariage forcé à son cousin alors qu’elle était encore mineure. Elle n’a pas été autorisée à donner son avis sur son mariage tel qu’il a été arrangé pour elle par les normes de sa tribu. 

Suite à ses noces, elle a été contrainte de voyager avec son mari depuis Bassorah jusqu’à Maysan, à 200 km de chez sa mère, avec laquelle elle a depuis perdu contact.

Cette jeune femme explique qu’elle est fréquemment victime de viols conjugaux, car les normes tribales donnent aux hommes les pleins droits de satisfaire leurs besoins dans le cadre du mariage. Elle est soumise à des violences physiques pour des motifs qui la dépassent: « Je suis battue par mon mari quand j’ai mes règles », déplore-t-elle. Lorsqu’elle s’est plaint à sa mère de ces mauvais traitements, son mari l’a accusé de déloyauté et l’empêche depuis d’utiliser son téléphone. À partir de ce moment-là, elle s’est retrouvée complètement privée de toute communication avec le monde extérieur. Elle continue en pleurant, à court d’espoir, « J’aurais envisagé de m’échapper si je n’avais pas eu peur de me faire exploiter et de l’extorsion » ajoute-t-elle. 

Contexte historique

Les régimes politiques successifs en Irak se sont appuyés sur l’autorité tribale au lieu de la démanteler. Ils l’ont ainsi renforcée, ce qui a conduit à une explosion des faits de violence. Selon Husseini Al-Atrakji, chercheur en sécurité et vice-président du centre d’études stratégiques Watan Al-Fouratayn, les facteurs de la domination clanique remontent à l’époque de l’occupation ottomane de l’Irak. En ces temps, les Ottomans ont donné du pouvoir aux chefs de clan en les soutenant avec des terres et de l’argent des provinces irakiennes. Mais surtout, ils les ont laissé gouverner leur permettant d’appliquer les règles tribales.

Mr. Al-Atrakji poursuit : « Le conflit entre les empires ottoman et safavide au XVIIe siècle a accru la force des clans dans la région. Leur puissance s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui en Irak. Les deux empires ont instrumentalisé les clans et leurs identités sectaires, (sunnites et chiites), qui sont alors devenus des outils dont l’occupation tire profit dans sa lutte pour le pouvoir ». 

« Plus tard, dans les années 1950, après l’émergence de l’État irakien, les autorités ont essayé de coopter les clans à Bagdad quelle que soit leurs identité religieuse », explique Mr. Al-Atrakji. Néanmoins, en ce qui concerne l’histoire contemporaine des clans, il estime que « l’État dirigé par le parti Baath a renforcé les tribus dans les années 1990 pour compenser son affaiblissement. Cela a permis aux clans d’imposer à nouveau leurs règles sur leurs membres en parallèle aux lois de l’État. Le Baath a aussi réussi à diviser les tribus arabes et à y placer des chefs de clan loyaux ». Ceci dans le but de les contrôler et de contenir l’indignation populaire après la défaite de la deuxième guerre du Golfe et le blocus international qui a été imposé à l’Irak. En instrumentalisant les clans, le Baath tentait d’assurer sa survie.

Après 2003, la classe politique est parvenue à s’étendre et à se renforcer au travers des clans. « Par conséquent, la division de ces clans est devenue une base sectaire, et nous sommes alors confrontés à des divisions tribales sunnites et chiites, qui ont une répartition géographique spécifique dans le pays. Cette politique de soutien et de division a entraîné des conflits entre les mêmes clans chiites ou sunnites pour les ressources et les sphères d’influence », continue le chercheur.

Le rôle de l’État

La question de la présence de l’État dans les nombreuses crises en Irak reste primordiale, car l’autorité de l’État est presque inexistante autour de nombreuses questions sociales primordiales. Le chercheur Satea Ammar attribue cela au fait que ce fonctionnement clanique est « lié à l’histoire de l’Irak depuis l’établissement des structures de l’État moderne en 1921 ainsi qu’à l’identité de l’État aujourd’hui. L’État moderne a ses propres principes idéologiques qui sont le produit culturel de la politique nationale. Ces institutions doivent assurer la cohésion sociale et culturelle de la nation. Par conséquent, nous parlons maintenant d’une société moderne dans le sens où elle est régie par la loi et des valeurs culturelles contemporaines. Or c’est en cela que l’Etat irakien est en crise: plus de cent ans après sa fondation, il a été incapable de créer une identité inclusive pour la société. De plus, l’identité tribale tend à redéployer ses valeurs et ses coutumes dans la sphère publique aujourd’hui ». 

Mr. Ammar note également que cette question est liée à la géographie culturelle : « Historiquement, l’Irak est une zone attractive pour les tribus, avec sa rente hydrique et ses terres planes. Ces variables auxiliaires s’accompagnent d’une absence de pouvoir central pendant une longue période – approximativement depuis le sixième siècle de l’hégire (treizième siècle de notre ère) — ce qui a favorisé l’épanouissement des mouvements claniques au sein de son espace. Nous avons pu assister, à des moments précis, à la faiblesse ou même au déclin de ces clans, mais ils redeviennent toujours rapidement actifs, du fait de politiques de l’État lui-même ».

Concernant les spécificités de la violence clanique dans le cadre des violences en Irak, Mr. Ammar déclare également que la violence à caractère communautaire en Irak, qu’elle soit tribale ou religieuse, est intrinsèquement liée à l’héritage de l’identité de l’État, comme illustré ci-dessus. Cependant, ce qui distingue la violence religieuse de la violence clanique est que la première est plus facilement justifiée et liée à des intérêts matériels et sectaires. La tribu a besoin de l’État, tandis que la violence tribale est fluctuante et ne se limite donc pas à des motifs fixes. De plus, la violence tribale est par nature couverte par la loi et les valeurs civiles et interagit de manière inversement proportionnelle avec ces deux variables. Quant à la violence religieuse, elle est permise par une légitimité dépassant celle de la loi, dans laquelle la discussion à son sujet dépasse le problème de la loi elle-même.

Les valeurs patriarcales

Dans les sociétés à caractère clanique, les valeurs patriarcales sont ancrées et la vengeance, le recours aux armes et la tendance au meurtre sont centrales. Il n’est pas rare qu’un enfant naisse en portant sur ses épaules le fardeau d’une vengeance à accomplir suite au meurtre de son père, et ce alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Il doit ensuite grandir et retrouver l’assassin de son père jusqu’à la mort de ce dernier, sinon la « honte » le hantera pour le reste de sa vie.

Un médecin s’exprimants de manière anonyme et travaillant au département de la santé de Maysan nous explique que les victimes dont l’assassinat a échoué font de fausses déclarations sur l’incident: « Ils font cela afin d’induire en erreur les services de sécurité, malgré l’intervention de la police dès que le cas arrive à l’hôpital. Bien que nous ayons besoin de savoir comment l’accident s’est produit pour évaluer la blessure et déterminer le type d’intervention médicale ou chirurgicale, nous rencontrons des difficultés pour obtenir des informations correctes de la victime ou de sa famille ». 

Selon cet initié, la raison de la non-divulgation d’informations concernant ces incidents violents par les victimes ou leurs familles tient au fait qu’elles veulent punir elles-mêmes le responsable sans l’intermédiaire de l’État. Dans certains cas, certains protocoles tribaux empêchent même la victime de réclamer une indemnisation pour le préjudice subi au cas où elle porterait plainte auprès des services de sécurité. 

Que dit la psychologie ?

« Cette structure sociale violente produit nécessairement des individus violents, la violence travaille donc à se reproduire continuellement », explique le chercheur en psychologie Mohammed Al-Omrani. Il poursuit : « La compréhension de la violence, de ses dangers et conséquences doit tenir compte de trois facteurs principaux : la structure qui produit la violence, la personne violente et la victime de la violence ou les personnes maltraitées. La structure qui produit la violence nous fournit ses causes, contextes et les capacités qui la soutiennent ». Mr. Al-Omrani estime que compte tenu de l’incapacité des organismes d’État à jouer leur rôle en séparant les parties en conflit en tant qu’individus et groupes, la structure sociale impose en réaction des valeurs et normes inhérentes à la culture et l’histoire. « À la suite des conflits et guerres qu’a connus l’Irak, ainsi que des grandes migrations bédouines du désert, les valeurs de force, de violence, de cruauté et de vengeance sont devenues des valeurs patriarcales enracinées dans la culture irakienne, et c’est à partir de là que commence le cycle de production de la violence ». 

Mr. Al-Omrani estime cependant que personne ne naît violent, car il n’y a pas d’instinct d’agression inné.  « Il y a cependant des conditions objectives qui déterminent la façon dont elle se comporte, et si l’environnement dans lequel l’individu grandit encourage la violence et récompense la violence, alors la violence devient une option acceptable pour lui, et engendre des états psychologiques négatifs pour lui-même et pour la société, comme dans le cas des psychopathes, des troubles bipolaires, et d’autres troubles psychologiques » . 

La situation est différente pour les victimes de violence. Bien que de nombreuses victimes de la violence clanique soient tuées lors de conflits entre clans, certaines victimes en sortent profondément meurtries psychologiquement. Muhammad Al-Omrani déclare : « Il existe une violence symbolique exercée par la domination masculine sur les hommes et les femmes, représentée par les valeurs et les normes imposées aux deux sexes et dont ils ne peuvent se débarrasser sans risquer d’être ostracisés socialement, et il y a la violence perpétrée par les hommes contre les femmes, incarnée dans une violence physique et verbale. De même, ces derniers les empêchent de s’instruire, de travailler et de sortir de chez elles. Tout cela se déroule dans le cadre des normes dites claniques. Cependant, les victimes de violence souffriront de graves crises psychologiques qui se manifestent par la frustration et la dépression engendrées par leur incapacité à changer la réalité. D’autres, qui s’engagent dans cet environnement de violence, deviennent violents ou encouragent la violence, complétant ainsi le cycle de reproduction de la violence ».

ViaMuhammad Abd al-Rida - Chercheur irakien