Des mouvements au service de l’avenir

Les soulèvements d’octobre 2019 ont généré des rassemblements de masse sans précédents dans huit gouvernorats du centre et du sud de l’Irak. Teintés de sang et de larmes, ces marches populaires se sont progressivement structurées en mouvements de contestation organisés, alors que le gouvernement continuait de faire la sourde oreille face aux revendications de réformes. Face à une répression sans précédent, les regards se sont tournés vers le mouvement Tishreen pour passer à l’action et proposer des solutions politiques en relation avec les revendications de la rue. Aux élections qui s’ensuivirent, la base populaire du mouvement Tishreen a su se mobiliser et poursuivre son initiative d’auto-organisation afin de sortir du modèle politique classique faisant sien l’antienne selon laquelle “Al Wa’i Qa’id” (“la conscience du peuple est notre guide”), un slogan qui appelle à dépasser le modèle conventionnel du parti incarné par une figure tutélaire.  Face aux élites d’hier de nouveaux acteurs incarnant les valeurs et les revendications des masses issus du soulèvement d’octobre ont ainsi émergé. Ils se structurent autour de plusieurs organisations, dont certaines ont une vocation purement sociale (comme la multitude des mouvements qui ont émergé sur la place Haboubi à al Nasiriyeh où les manifestants se rassemblent pour débattre, partager des biens, se soigner, s’instruire et échanger) tandis que d’autres ont pris une orientation plus politique alors que des élections législatives se profilaient.

La politisation de la contestation

Initialement un phénomène social, le Tishreen s’est peu à peu mué en plusieurs mouvements politiques. D’essence contestataire, l’évolution vers la politique de ce courant n’a pas été spontanée. Au départ, son rôle d’organisation sociale faisait plus de sens que son organisation politique. Cette dernière a nécessité une phase de gestation avant d’être acceptée par le peuple irakien profondément marqué par une histoire dans laquelle les enjeux politiques se jouaient entre élites partisanes servant leurs propres intérêts plutôt que ceux du peuple.

Après une première phase d’action suivie de l’arrivée de l’épidémie de COVID-19 en Irak, la base populaire du mouvement Tishreen a enfin pu appuyer les initiatives politiques de ses organisations. Transcendant le désespoir qui caractérise généralement les mouvements indépendants, le Tishreen est parvenu à se hisser au niveau supérieur, à affronter le blocage général qu’entretiennent le gouvernement et les élites traditionnelles du pays. Le passage à l’organisation politique de la société civile née du mouvement Tishreen était donc une réponse face au désespoir créé par  le gouvernement actuel.

La première initiative politique lancée par le Tishreen a été l’Union Irakienne pour le Travail et les Droits (UITD) le 20 mai 2020. Elle est dirigée par l’éminent militant Iyad Hassan, l’un des manifestants les plus en vue de la place Tahrir à Bagdad. Au fil du temps, L’UITD a commencé à influencer le débat politique à mesure que son agenda, son programme et ses actions sur le terrain ont pris forme. Dans ses publications, dont The Red Line en a obtenu une copie,  le mouvement déclare : «  [Cette] union veut porter les valeurs de l’espoir dans les affaires irakiennes. Elle est la voix de la société. Nous soutenons qu’un acteur nouveau doit se former pour dépasser les tragédies du passé et adopter des positions novatrices basées sur l’intérêt public. Notre mouvement adopte par là même des positions patriotiques, continue d’organiser la protestation et reste fidèle à l’idée de nation irakienne incluant toutes les communautés de la patrie.»  

L’UITD a une approche nationale et est inclusive de toutes les composantes de la société irakienne. Cette frange de protestataires souhaite incarner une nouvelle forme de représentation démocratique et la fin de l’endiguement des manifestants. Elle signifie aussi que la nation irakienne transcende bel et bien les divisions sectaires et ethniques coutumières de la société politique irakienne. Cette transgression légitime le travail de cette union comme une fin à laquelle elle aspire.

La deuxième organisation notable est le rassemblement Naqdr (“Nous Pouvons”), fondé le 17 juin 2020. Elle est dirigée par Ali Jawad, personnalité médiatique rendue célèbre par le mouvement de contestation d’octobre 2019. Le mouvement Naqdr a travaillé sur de nombreuses initiatives sociales, ce qui a forgé son identité de mouvement non aligné. Interviewé par The Red Line, Mr Muhammad Al-Daami, l’un des fondateurs du groupe et son porte-parole, a précisé le positionnement de son mouvement: « La confrontation avec les “partis de la corruption” [sic] doit varier entre une opposition politique à l’intérieur du parlement et une opposition de terrain de l’extérieur, et c’est ce qui peut déboucher sur des résultats tangibles.» Malgré cette déclaration, le rassemblement Naqdr n’a pas participé aux élections.

Tiraillé entre sa vocation sociale et apolitique et la volonté de certains acteurs de peser dans le débat politique, le Tishreen a fini par prendre deux voix distinctes. Galvanisés, les partisans de l’action politique ont entraîné l’émergence de quatre acteurs majeurs. Le premier est le mouvement Imtidad (“extension”). Bien qu’il soit associé à la place Haboubi dans la ville de al Nasiriyah, la capitale du gouvernorat de Dhi Qar, le mouvement Imtidad a été annoncé lors d’une conférence dans la ville de Samawah le quinze février 2021. Militant de premier plan lors du soulèvement d’octobre, Alaa al-Rikabi en a été élu secrétaire général.

Vient ensuite le mouvement « Nazel Akhod Hakki » (“descendre prendre mon droit”, NAH). Il est associé aux militants issus de la ville de Najaf est a été fondé par Mushriq al Fariji le 26 juin 2021. 

Le troisième acteur est Ishraqat Kanun (“l’aube de décembre”). Le mouvement a tenu sa conférence fondatrice le 17 février 2021, et Saad Jaafar Aziz Al-Asadi a été élu secrétaire général. Le parti a sa principale base de militants à Bagdad. 

Enfin, vient le parti Beit el Watani (“le Parti de la Maison Nationale”; BEW). Il regroupe principalement des militants de Baghdad et al Nasriyah. Le Parti de la Maison Nationale a tenu sa première conférence fondatrice le 4 septembre 2021, au cours de laquelle l’éminent militant Hussein Al-Ghurabi a été élu secrétaire général du parti.

Curieusement, les deux mouvements Imtidad et NAH, ont spontanément accepté de prendre part aux élections, tandis que le BEW, a pris ses distances avec le processus électoral d’octobre 2021, optant pour des actions de pression politiques.

Visions et aspirations

Parmi les principales revendications de Tishreen figurait la tenue d’élections anticipées. Celles-ci durent d’abord acceptées et prévues le 6 juin 2021, avant d’être reportées à octobre 2021, devançant d’à peine six mois la date constitutionnelle des élections. Malgré ce retard, les partis indépendants concourant ont intensifié leurs efforts pour se préparer à la course électorale. Le rassemblement Imtidad, Ishraqat Kanun and Nazel Akhod Haqqi ont avalisé le processus électoral, tandis que l’UITD, et BEW ont choisi de boycotter les élections. De son côté, le mouvement Naqdr a soutenu les partis du Tishreen dans la course électorale sans pour autant entrer dans la course.

Les différences entre ces mouvements sont larges et ne se limitent pas à la question des élections. Questionné sur ce sujet par The Red Line, Mr. Mustafa Hamed, membre du Secrétariat général et du Bureau politique d’Imtidad, déclare : « Les manifestations de Tishreen ont été précédées d’un boycott populaire des élections; c’est une indication claire du rejet populaire de la classe politique et du système qui les a amenés au pouvoir. Les revendications les plus importantes des manifestants sont: des élections anticipées avec un système électoral équitable, la formation d’une commission électorale indépendante et l’application stricte de la loi sur les partis (les règles qui régissent l’établissement des partis, limitent les fonds de campagne et les pouvoirs des mouvements politiques…). Cela montre le profond désir des gens ordinaires de renouveler son élite et de chercher des alternatives politiques ». Mr. Hamed affirme qu’Imtidad a un projet concret pour mettre fin à l’oligarchie qui domine le pays. « Il s’agit de corriger le système politique irakien de manière légale. Nous appelons à une nouvelle constitution pour transformer le système électoral. Il faut permettre l’élection par les votants du Premier ministre afin d’éviter les effets pervers de la Muhasasa et la fragmentation des centres de décision qui ont produit un grand chaos politique. »

De son côté, le Parti Beit el Watani s’appuie sur le concept de la Nation irakienne unie pour transcender le sectarisme ambiant en Irak. Le parti voit large et ses soutiens se retrouvent dans tous les gouvernorats du pays. Un membre du Secrétariat général, Anmar al-Omar, a déclaré à The Red Line : « Aujourd’hui, Beit el watani a une représentation dans plus de 15 gouvernorats irakiens. C’est un fait, contrairement à la plupart des partis irakiens qui ont des officines de façades où viennent se montrer des personnalités dans le but de revendiquer une représentation dans toutes les provinces du pays. Les principes de notre mouvement (le boycott des élections, la lutte contre la corruption), ont étés appuyés sur tous les fronts possibles. Nous pensons que le principe de l’action politique (défaillant dans les partis classiques) est très important à ce stade et passe avant les autres facteurs comme la clarté du message politique. Les autres piliers de notre mouvement sont la transparence et le soutien d’une identité nationale fédératrice afin de faire disparaître toute forme politisée de sous-identités ».

Cette boussole politique explique la décision de boycott des élections de son mouvement. « Nous croyons en une vraie démocratie, non déformée; le système actuel n’est pas démocratique compte tenu de la présence d’argent politique, de l’influence des armes et de la force dans le débat politique et, bien sûr, de l’influence extérieure sur le résultat du vote. Les élections sont donc devenues une mascarade vidée de son sens le plus capital, qui est la séparation des pouvoirs et la juste représentation des courants politiques, notamment des partis et mouvements indépendants émergents ». Pour Mr. al-Omar, les élections ne résolvent pas mais produisent les crises et le chaos. Le boycott est donc un acte de protestation visant à pousser au changement depuis l’extérieur via l’action politique.

Beit el Watani a annoncé le boycott des élections le jour de l’assassinat du militant civil Ihab Al-Wazni, le 9 juin 2021. De nombreux observateurs ont analysé cette réaction comme prétexte pour justifier son retrait de la course électorale alors que la vraie raison serait le manque de préparation du parti à participer aux élections. Mr. Hisham Al-Mawazani, dirigeant du parti, a toutefois clairement démenti cette hypothèse dans une interview à The Red Line : « Notre participation est liée aux exigences du processus politique. Notre participation aux élections dépendra de la transparence du processus électoral qu’assurera le gouvernement. ».

Phobie de la laïcité


S’exprimant sur le positionnement intellectuel du mouvement Imtidad, Mustafa Hamed soutient que son parti croit en l’État civil et en la séparation entre religion et politique. « Sur le plan économique, le programme du mouvement est plus proche du libéralisme social » ajoute-t-il. D’un point de vue global, Imtidad se positionne donc comme un mouvement progressiste. Durant et après les printemps arabes, les manifestants n’ont cessé d’appeler à l’établissement d’un État sécularisé. De la sorte, Imtidad appelle à la formation d’une forme atténuée de laïcité acceptable dans une société généralement conservatrice. Le responsable tient toutefois à se détacher d’un modèle de laïcité à l’occidentale: « Nous ne nions pas le rôle de la laïcité à un moment donné de l’Histoire du monde et de l’Europe en particulier en passant à la forme de l’État moderne, mais ce n’était qu’une étape en réaction à la persécution de l’église et du clergé. Or aujourd’hui, par exemple, on retrouve un parti chrétien à la tête d’une coalition gouvernementale en Allemagne sans que cela ne compromette le concept de liberté et de démocratie. » Et d’ affirmer : « Nous croyons que de séparer la religion dans l’État irakien est primordial mais ne s’étend pas forcément à d’autres structures de la société ».

Concernant le positionnement intellectuel de son mouvement, Mr. Hamed note les points suivants: « Nous pensons que la laïcité en théorie a plus d’une définition, et que la laïcité en pratique est différente d’un pays à l’autre. La France est un pays laïc, tout comme les États-Unis. La France interdit le Niqab en lieux publics. Les États-Unis le permettent ! Par conséquent, nous ne pouvons pas dire que nous sommes pour une laïcité absolue, mais nous pouvons dire que nous sommes pour une laïcité conditionnelle ».

On peut déduire de cette vision que le mouvement Imtidad est un mouvement  laïque modéré qui ne veut pas heurter son public. Cela ne veut pas dire que son leadership atténue délibérément ses principes. Il y a une certaine cohérence en cela avec sa vision. Le mouvement a également adopté une approche économique libérale capitaliste caractéristique de la social-démocratie. S’adressant à The Red Line, Mustafa Hamed déclare: « Nous sommes un mouvement qui a grandement appris des dix huit dernières années de faillite politique. Nous avons analysé cette période et en avons conclu que la société a besoin d’un “processus de réadaptation” à la démocratie. ». Cela passe, selon le militant, par une « construction interne au niveau individuel et de la formation d’un groupe capable de prendre des initiatives spontanées et débarrassé du culte du leader qui règne sans partage. ». Pour Mr. Hamed, Imtidad s’engage à surveiller et à corriger le chemin social et politique à travers des mécanismes démocratiques sans se présenter comme une alternative.

Tout comme le mouvement Imtidad, le rassemblement Naqdr ne prône pas une forme rigoureuse de la laïcité, mais met plutôt des conditions à son adoption. Chez le mouvement Imtidad, elle est civile, alors qu’elle est laïque et conditionnelle chez Naqdr. Cette différence exprime-t-elle une peur profonde d’un terme aux connotations anticléricales bien ancrées, ou bien est-ce un détournement du concept? Est-ce un jeu sur la terminologie pour lever intentionnellement les soupçons sur le mouvement ? L’avenir pourra répondre à cette question si les forces issues du Tishreen parviennent à jouer un rôle prépondérant dans l’avenir du pays.

Résultat final

Les élections ont eu lieu le 10 octobre 2021. Imtidad a remporté neuf sièges, tandis qu’Ishraqat Kanoun en a obtenu cinq. De son côté, Nazel Akhoud Haqqi n’a pas réussi à placer de député au parlement. Les processus de structuration des partis et organisations de Tishreen se sont poursuivis après les élections. Aujourd’hui, tous les acteurs politiques sont focalisés sur la nécessité de former un gouvernement majoritaire consensuel auquel chacun participe selon le poids de son bloc au parlement. Au risque de se compromettre, les mouvements de Tishreen vont devoir travailler avec certains des partis traditionnels qui dominent le nouveau parlement. Cela risque de discréditer les promesses faites dans leur quête de légitimité et ébranler aux yeux de leur public l’image de hérauts de la rue qu’ils entendaient préserver. 

Le temps dira si les mouvements associés au Tishreen parviendront à préserver leur intégrité après la formation du gouvernement. Déjà, le mouvement Beit el Watani semble être entré dans une phase de léthargie, n’ayant plus aucune activité en relation avec son projet initial, qui était de jouer un rôle d’opposition à l’extérieur du gouvernement. 

Dans son discours à The Red Line, Mr. Hisham Al-Mawazani a évité de formuler la moindre critique vis-à-vis des partis concurrents de Tishreen, et a considéré que la mission de Beit el watani y était intégrée. « La mission de BEW correspond à celle des partis de Tishreen. Ils représenteront l’opposition de l’intérieur », rappelle-t-il.  Le dirigeant distingue les partis du Tishreen qui ont réussi à entrer au parlement des mouvements extérieurs, « Chaque force croit en son propre chemin; nous entendons jouer un rôle politique d’opposant depuis l’extérieur du Parlement », explique-t-il. Les mouvements de Tishreen à l’extérieur du parlement seront renforcés par ceux à l’intérieur. La montée en puissance d’Imtidad et d’Ishraqat Kanoun a ainsi renforcé le poids des boycotteurs qui ne pensaient pas que des partis tishreenis gagneraient de sièges au parlement. Cela a donné de l’espoir pour les prochaines élections d’apporter un changement à l’avenir.

Beaucoup devra être accompli avant que le Tishreen ne parvienne à provoquer de vrais changements, et pourtant, beaucoup a déjà été fait. Durant les élections d’octobre 2021, l’ensemble des candidats indépendants ont cumulé plus d’1.6 million de votes, soit plus de deux fois le score du courant sadriste qui a obtenu le plus de sièges au parlement. Mais à cause de l’éparpillement des voix entre les candidats indépendants et les districts, ces indépendants n’ont pas réussi à entrer au parlement. Imaginons ce qu’il pourrait advenir si le mouvement Tishreen était encore plus structuré et préparé pour les élections à l’avenir.