Un an s’est écoulé depuis les dernières élections législatives et l’Irak n’a toujours pas formé de gouvernement tandis que le parlement reste plus divisé que jamais. Pendant ce temps, le mouvement Tishreen, qui a ébranlé les fondements mêmes de l’État irakien il y a trois ans, n’a pas su concrétisé ses ambitions révolutionnaires, passant d’un mouvement hétéroclite de protestation à une véritable organisation politique. Les partis issus de ce mouvement ont déterminé leur position vis-à-vis des élections de 2021, qui faisaient partie des revendications initiales du mouvement Tishreen.

Depuis le début des protestations, les jeunes Irakiens se sont familiarisés avec des systèmes politiques informels qui rompent avec des décennies de dictature du parti unique baasiste (jusqu’en 2003), puis avec une hégémonie de grands partis principalement chiites associés à des hommes politiques influents tant sur le plan économique que militaire. Les jeunes activistes et penseurs politiques d’aujourd’hui tentent de s’impliquer plus sérieusement en politique malgré les menaces et les tentatives d’assassinat perpétrées par divers acteurs réactionnaires et corrompus. “Après Tishreen, nous avons vu que les jeunes ont commencé à travailler ensemble dans divers groupes, que ce soit dans la société civile, les médias ou se réunissant simplement dans les cafés, oú les discussions politiques sont allées bon train“, a déclaré un universitaire lors d’un l’atelier de recherche organisé par la Chatham House.

En perte de légitimité

Pendant ce temps, le courant Sadriste ayant obtenu le plus grand score lors des élections en obtenant 73 sièges, il s’est vu incarner le pouvoir à lui tout seul, sa légitimité étant renforcée par un mandat constitutionnel en vue de former le futur gouvernement. Mais ils avaient encore besoin d’un bloc majoritaire de 165 sièges. Les divisions ont vite vu le jour au sein des différentes factions chiites en raison de la divergence d’opinions dans le choix du Premier ministre à venir, ce qui a cristallisé deux camps représentés par le Cadre de Coordination (dont les partisans doivent faire allégeance à l’Iran) d’une part, et l’Alliance du Salut National (ASN, qui comprend également des forces sunnites et kurdes) dirigée par Muqtada al-Sadr d’autre part. Avec l’ASN, le leader chiite souhaitait choisir un Premier ministre afin d’assurer le leadership de son mouvement dans le gouvernement irakien à venir.

Or il est vite apparu qu’Al Sadr n’allait pas réussir à atteindre ses objectifs par de simples tractations politiques. La force est dès lors devenue un moyen d’arriver à ses fins. Mais malgré le fait qu’il dispose d’une milice armée appelée Saraya al Salam, le nombre et les capacités de ce groupe n’égalent pas la puissance militaire et la force de frappe de ses adversaires affiliés à l’Iran. Plus que jamais, la banalité et l’impunité des partis-milices parmi les factions chiites en Irak alimente l’insécurité, tout en menaçant directement la paix civile.

Dans ce chaos politique, il reste est très difficile pour les acteurs du mouvement Tishreen de se faire entendre, ce qui entache leur crédibilité. Le militant civil Ibrahim Turki explique que les dirigeants de Tishreen qui ont participé aux élections ont bénéficié du ressentiment populaire croissant contre les forces politiques dominantes : “Ils n’avaient pas de programmes politiques et économiques clairs, de sorte que leur principale réussite s’appuyait sur une propagande populiste et non leur capacité de persuader avec programmes et des visions politiques. Il est très regrettable que nous n’ayons pas eu d’hommes d’État et de politiciens élus au parlement parmi les leaders de Tishreen”, a-t-il ajouté.

Turki poursuit en décrivant comment les comportements et les déclarations des membres de ces partis ne correspondent pas à l’esprit du mouvement Tishreen : “A titre d’exemple, il est de notoriété publique qu’Alaa al-Rikabi, secrétaire général du mouvement Imtidad (Extension), menaçait ouvertement ceux qui tentaient de le discréditer, déclarant qu’il aurait recours à ses connexions claniques pour obtenir ce qu’il veut. À une occasion, il a fait référence à la loi tribale pendant son discours pour justifier ses actions politiques“.

Protestations à venir

Selon Munqith Dagher, directeur MENA et membre du conseil d’administration de Gallup International, le mouvement Tishreen est déterminé à manifester à nouveau, mais il devra faire face à une pression accrue des milices : ”Nous pourrions assister à une contre-communication par les partisans de l’Iran, ce qui poussera les manifestants de Tishreen à se rapprocher des sadristes”, a-t-il analysé.

Et si unification des deux mouvements il y a, les Irakiens s’attendent à un affrontement armé, la solution serait donc d’organiser des élections anticipées, mais elles seraient dictées par les conditions des Sadristes, nous allons donc vers un conflit armé”, a-t-il ajouté.

Une question se pose donc autour du leadership du mouvement après deux ans de politisation de son élite. Wathiq Lefta, le chef du bureau politique du Front Tishreen, considère que le mouvement est une voix authentique pour ceux qui recherchent la liberté. M. Lefta pense que la vision sadriste a en fin de compte un programme national conforme aux objectifs du peuple, qui est de se débarrasser de la classe politique corrompue. “Il n’y a aucun mal à s’unir avec eux. En outre, le gouvernement est aujourd’hui plus faible et ne peut même pas se défendre, et un affrontement armé entre les forces chiites était attendu“, a ajouté le politicien de Tishreen, faisant référence à l’occupation du Parlement ordonnée par Al-Sadr.

populisme parlementaire

Les forces de Tishreen souffrent d’une faiblesse en termes d’expérience politique. Tout comme ces forces n’ont pas réussi à investir auprès des partisans du mouvement, elles n’ont pas réussi à gérer la forte diversité du Tishreen : “C’est un fait que le Tishreen n’est pas un parti, mais plutôt une tendance sociétale, avec de larges secteurs sociaux et ne peut être limité à un parti. Ou à un mouvement spécifique d’ailleurs, et que les adeptes de Tishreen ont besoin d’une vision claire et de véritables programmes afin de réaliser leurs revendications. Ils ne peuvent pas s’identifier aux mêmes discours chaotiques des partis traditionnels”, a expliqué Ibrahim Turki.

En août dernier, l’une des figures politiques du mouvement politique Imtidad (un mouvement politique faisant partie du mouvement Tishreen), Dheaa Al-Hindi, qui est le représentant du gouvernorat de Karbala, a prononcé un discours faisant la promotion du régionalisme. Il y a appelé à étouffer l’immigration vers la ville de Karbala en provenance d’autres gouvernorats irakiens. Le député a également appelé à empêcher les étudiants nouvellement arrivés de s’inscrire dans les écoles de Karbala s’ils n’ont pas de carte de résidence de la province.

Selon des dizaines de familles nouvellement arrivées dans la ville de Kerbala, l’inscription de leurs enfants a été refusée par les directions des écoles sans aucune instruction légale après les récentes déclarations d’al-Hindi. À cet égard, Ali Al Bayati, membre de la Haute Commission irakienne des droits de l’homme, a déclaré “qu’empêcher un enfant d’aller à l’école parce qu’il n’a pas la carte de résident appropriée est une violation du droit à l’enfance et du droit à l’éducation stipulés dans la constitution et les conventions internationales“.

Est-ce un crime pour le citoyen irakien de voyager à l’intérieur de son pays, ou notre représentant ne comprend-il pas la loi et la constitution irakiennes ?“, a protesté un citoyen irakien s’exprimant sous couvert d’anonymat. “Comment quelqu’un qui ne connaît pas la Constitution irakienne peut-il être le représentant politique d’un gouvernorat irakien ?”, s’est interrogé le citoyen. “Il serait préférable qu’il travaille à résoudre le problème de l’émigration massive liée à la perte des moyens de subsistance, comme l’assèchement des marais, en relation avec la corruption du gouvernement“, a-t-il conclu.

L’article 14 de la constitution irakienne stipule que les Irakiens sont égaux devant la loi sans discrimination fondée sur le sexe, la race, l’ethnie, la nationalité, l’origine, la couleur, la religion, la secte, la croyance ou l’opinion, ou le statut économique ou social.

L’article 44 premier : les Irakiens ont la liberté de mouvement, de voyage et de résidence à l’intérieur et à l’extérieur de l’Irak.

La lutte pour le pouvoir chiite

Avec l’arrivée de nombreux représentants du mouvement Tishreen au parlement irakien, et suite à leur échec à former un mouvement d’opposition fédérateur, les manifestants et les anciens partisans du mouvement Tishreen commencent à ne plus tenir compte d’éventuelles élections anticipées, d’autant plus que les milices restent toute-puissantes, tout comme leur capacité à renverser le processus électoral. Le retrait du parlement des députés du mouvement sadriste peut être vu sous l’angle de l’intimidation des autres factions politiques pour qu’elles se soumettent aux ambitions de leur leader. 

Entre-temps, le chercheur politique du Kurdistan irakien, Shaho Al-Qaradaghi, estime qu’en l’absence de véritables projets de gestion de l’État par les partis politiques, les citoyens réfléchiront certainement à nouveau avant de sortir manifester pour demander un changement. Le désespoir est grand chez de nombreux manifestants d’octobre 2019, qui n’ont vu aucun résultat positif suite aux élections. Pourtant, le Tishreen constitue un cas unique et rare au sein de la société irakienne. Il a brisé les règles qui avaient été fabriquées par les acteurs politiques afin de contrôler la société. Ces acteurs traditionnels n’ont pas ressenti la colère émergeant au sein de la société, qui représentait un réel danger pour leur hégémonie sur le processus politique. Sur cette base, ces partis ont ensuite travaillé à la suppression, à l’affaiblissement et au démantèlement du mouvement Tishreen en ciblant ses dirigeants les plus éminents par l’intimidation ou le meurtre. Ceci avec un seul but : empêcher leur transformation en acteurs politiques efficaces au sein du système actuel.

M. Al-Qaradaghi confirme que l’absence d’un leadership clair au sein du mouvement Tishreen est son point faible : “C’est particulièrement vrai avec la multiplication des partis qui prétendent représenter Tishreen afin de gagner la sympathie des Irakiens qui s’identifient au mouvement. Cela signifie que la prochaine étape politique verra des divisions et une dispersion au sein du mouvement qui n’a pas réussi à présenter et à réaliser un véritable projet englobant l’esprit du mouvement d’octobre. Au lieu de cela, le Tishreen s’est transformé en un outil permettant à d’autres acteurs de régler des comptes entre les principales parties en conflit.”

Trahir les principes

Le conflit au sein du Tishreen peut être réduit à deux camps : celui qui veut intégrer l’arène politique et celui qui veut s’y opposer depuis l’extérieur. Ce conflit reflète la division des partisans mêmes du mouvement. À cet égard, Zain al-Abdin Yousif, analyste des affaires politiques, explique que les armes politiques sont des outils décisifs pour résoudre toute lutte politique. “Le problème des nouvelles forces est qu’elles n’ont pas de réelle vision sur la manière de traiter la question des armes ou de ses limites. Par exemple, des factions du mouvement Tishreen se sont ralliées à l’un des partis possédant une milice armée. C’est la réalité du processus politique dominé par les partis, et c’est aussi dû à l’absence de vision politique et à la préoccupation pour des questions étroites et à court terme.”

Selon l’indice Economist pour l’enquête générale sur la démocratie dans le monde, l’Irak est classé 8e dans le monde arabe et 116e au niveau mondial, ce qui constitue le pire résultat enregistré par l’Irak depuis que l’Economist Unit for Survey a commencé à le publier en 2006.