Pour les kurdes d’Irak résidant dans la région autonome du Kurdistan (GRK), l’établissement de leur autonomie en 1991 a engendré des dynamiques sociales et politiques qui les ont progressivement déconnectés de la communauté arabe irakienne. Dernièrement, les soulèvements impulsées par le leader chiite Moqtada al-Sadr ont été une nouvelle occasion d’observer le rôle plus ou moins passif des citoyens de la région du Kurdistan concernant cette énième crise politique qui risque une fois de plus de plonger le pays dans la guerre civile. 

Après la guerre du Golfe, les régions kurdes du nord de l’Irak, également connues sous le nom de Bashuri Kurdistan [Kurdistan du Sud], ont bénéficié d’une autonomie vis-à-vis du gouvernement central irakien. Sa capitale Erbil abrite son parlement, ses bâtiments ministériels et présidentiels, qui répondent aux besoins sécuritaires, juridiques, touristiques et sociaux de la population. Les citoyens de la région du Kurdistan n’ont donc pas besoin de visiter ou de donner des gages au gouvernement central irakien, État dont elle fait toujours techniquement partie.

L’Irak, quant à lui, fait actuellement face à l’une de ses pires impasses politiques depuis des décennies. Bien que les élections aient eu lieu il y a plus de dix mois, le nouveau gouvernement n’a toujours pas été formé. Tandis que les différents blocs négocient leur place au gouvernement en marchandant ses ministères et ses ressources, le courant sadriste, qui a obtenu le plus de sièges aux élections, a perdu patience et a tenté de bousculer l’agenda politique irakien. 

Pour tenter de sortir les partis irakiens de l’impasse dans laquelle ils se trouvent pour former le nouveau gouvernement, Muqtada al-Sadr, un religieux chiite qui se présente comme le sauveur des pauvres et des défavorisés, a donc organisé une manifestation massive et une prise de contrôle des institutions gouvernementales par une foule sous son emprise.

Moqtada Al-Sadr est le fils du Grand Ayatollah Sayyid Muhammad Muhammad-Sadiq al-Sadr, un éminent religieux chiite irakien qui critiquait Saddam Hussein et sa persécution de la population chiite en Irak, une position qui l’avait rendu populaire parmi la population chiite défavorisée. Après l’assassinat de son père en 1999, Moqtada a hérité d’un soutien massif et dirige depuis le mouvement.

Une tentative de réciprocité

Pendant les violentes manifestations qui ont eu lieu dans le centre et le sud de l’Irak, la majorité kurde a suivi la situation à la télévision. Cependant, dans une tentative parallèle, le politicien et homme d’affaires kurde irakien Shaswar Abdulwahid, leader du parti Nouvelle Génération, a appelé à des manifestations de masse dans les villes kurdes contre la corruption et le manque de ressources pour subvenir aux besoins fondamentaux de la population. 

Contrairement à al-Sadr, ces manifestations n’ont pas bénéficié d’un large soutien, les manifestants étant principalement des cadres de son parti. Néanmoins, les autorités kurdes, composées pour la plupart du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), un parti clanique auquel sont affiliées des milices qui permettent aux chefs tribaux Barzani de régner sur les provinces d’Erbil et de Dohuk, ont rapidement et brutalement réprimé les manifestants et arrêté de nombreux journalistes, militants et membres du parti Nouvelle Génération. 

L’une des raisons du manque de soutien de la population à ces manifestations est que, contrairement à al-Sadr, le peuple kurde n’admire pas et n’a pas confiance en Abdulwahid. Il doute de ses intentions. « Les Kurdes ont perdu confiance dans l’ensemble du système politique, et ils perçoivent que Shaswar Abdulwahid fait également partie du problème », explique Mera Bakkr, chercheuse indépendante basée dans le GRK. 

« Les Kurdes ont été détachés de l’État dans lequel ils vivent. Ils vivent au Kurdistan, qui est autonome, oui, mais qui est toujours lié à l’Irak dans tous ses aspects ; cependant, cette partie a été minée et volontairement ignorée par les dirigeants politiques kurdes eux-mêmes », ajoute M. Bakkr.

« Pour que les Kurdes manifestent, ils ont besoin de leurs propres raisons locales ; vous ne pouvez pas simplement surfer sur une vague initiée par al-Sadr », explique Aween Aso, diplômée en études internationales.« M. Shaswar Abdulwahid est un homme d’affaires qui a fait de nombreuses transactions douteuses et a soutiré des capitaux à la population en promettant des actions et des retours de bénéfices, sans jamais tenir ces promesses ». Elle ajoute : « c’est aussi la raison pour laquelle il est toujours physiquement expulsé des manifestations de masse qui ont lieu dans les rues du kurdistan ».

Les réactions officielles des dirigeants kurdes, telles que celles du président et du premier ministre, ont toutes appelé à une désescalade, suggérant qu’Erbil soit le lieu d’une rencontre entre les parties en conflit pour négocier la paix. 

En 2017 et pendant le référendum d’indépendance kurde, Moqtada al-Sadr avait suggéré que le référendum constituait un suicide et avait averti Masoud Barzani de ne pas le mettre en œuvre. La milice du clerc avait ensuite participé à la reprise de Kirkouk et d’autres zones contestées que les forces kurdes tenaient encore jusqu’alors et que le gouvernement fédéral a récupérées pour sanctionner ce qui était perçu à Bagdad comme un référendum anticonstitutionnel orchestré par le GRK. Les forces kurdes se sont rapidement retirées de ces territoires contestés, ce qui a permis au gouvernement central d’en reprendre très facilement le contrôle avec l’aide de milices affiliées au gouvernement fédéral.

Alliances de circonstance

Ces conflits passés n’ont pas empêché les partis kurdes de conclure des alliances avec les blocs chiites en Irak, en particulier avec al-Sadr ; cependant, lorsque les sadristes ont appelé à la démission des députés, les partis kurdes ont demandé à leurs représentants de ne pas démissionner. Au lieu de cela, ils se sont concentrés sur leurs conflits internes, qui tournent généralement autour de la présidence de l’Irak, traditionnellement attribuée aux Kurdes et dès lors contrôlée par l’un des deux partis rivaux, l’UPK (l’Union patriotique du Kurdistan, qui contrôle la province de Sulaymaniyah avec ses milices) et le PDK. 

En attendant, à Bagdad, les pouvoirs kurde et sunnite ne prennent pas parti dans ce conflit qui oppose des poids lourds chiites de la politique, préférant attendre de voir avec qui il sera plus opportun de s’allier une fois que la tempête sera apaisée. 

Al-Sadr a toujours eu une forte influence, tant sur le peuple irakien que sur le gouvernement. Cependant, cette fois-ci, il n’a pas été en mesure d’utiliser ses pouvoirs pour nommer le nouveau gouvernement irakien et a demandé à tous ses députés de démissionner. Alors qu’il était toujours ignoré après cette manœuvre sans précédent, il a ordonné à ses partisans de descendre dans la rue dans l’espoir de faire pression sur le gouvernement, d’y modifier l’équilibre des pouvoirs et de réaffirmer son influence sur la formation du gouvernement. 

Les manifestants ont franchi la zone verte et se sont emparés de nombreux palais et bâtiments gouvernementaux et présidentiels, y compris le parlement, paralysant ainsi le processus politique en Irak.

Lorsque la crainte d’un effondrement des institutions gouvernementales est devenue réelle, suscitant de vives réactions de condamnation des violences et un appel à un cessez-le-feu immédiat. Aussitôt, les partis et les dirigeants irakiens, ainsi que la mission des Nations unies en Irak, l’Union européenne et diverses puissances régionales ont exprimé leur inquiétude, en vain. Les affrontements entre les partisans d’al-Sadr et les forces irakiennes et d’autres contre-manifestations chiites sont devenus de plus en plus lourds et plus meurtriers, entraînant la mort de dizaines de personnes et encore plus de blessés. 

Le conflit s’est aggravé, notamment lorsque Moqtada Al Sadr a annoncé qu’il se retirait de la vie politique après qu’aucune de ses revendications n’aient abouti, et qu’il ait laissé ses partisans “libres” d’exprimer leurs propres revendications. 

Même après l’annonce de son retrait, le conflit n’a pas pris fin, ce jusqu’à ce qu’Al Sadr ne demande à ses partisans de faire marche arrière, de quitter les bâtiments gouvernementaux et de rentrer chez eux. Il n’a pas fallu longtemps pour que la situation se calme et que les forces irakiennes reprennent la zone verte, les autres bâtiments officiels et les points de contrôle.

Deux poids deux mesures

Au Kurdistan, l’appel à manifester lancé par Shaswar Abdulwahid a entraîné l’arrestation de nombreux journalistes et militants qui voulaient couvrir l’événement. Rien de surprenant là-dedans, car le gouvernement régional est tristement célèbre pour sa répression de la liberté d’expression, l’emprisonnement et l’assassinat de journalistes. Cependant, des chaînes telles que K24 et Rudaw, qui sont respectivement détenues et financées par le Premier ministre et son cousin, le président du Kurdistan, tous deux membres du PDK, ont couvert les manifestations de manière intensive à Bagdad et dans le sud de l’Irak. 

Ces chaînes ont pourtant gardé le silence ou ont minimisé les manifestations qui ont eu lieu dans les zones contrôlées par le gouvernement kurde. De nombreux observateurs et experts kurdes ont relevé que, si les partis kurdes prétendent respecter et protéger les différentes opinions, des centaines de journalistes et de militants ont été détenus et emprisonnés sous de fausses accusations dans la région du Kurdistan pour avoir donné la parole à ceux qui critiquent le gouvernement. 

Cette situation laisse aux chaînes appartenant aux partis ou aux chaînes privées le soin de brosser le tableau pour les observateurs extérieurs. Cependant, beaucoup s’inquiètent que la représentation qui en est faite est très différente de ce qui se passe dans la région. Cela affecte par ailleurs la légitimité et le soutien aux manifestations de masse lorsqu’elles ont lieu au Kurdistan, et le tableau d’ensemble ne parvient pratiquement jamais au public en dehors des zones contrôlées par les Kurdes. En coupant la population du reste du monde, en particulier de leurs homologues irakiens à qui les nouvelles des manifestations dans la région du Kurdistan parviennent rarement, les deux nations sont encore plus éloignées bien qu’elles coexistent dans le même État.

Via Zheera Bazzaz