Mi-janvier, le ministère de l’intérieur irakien lançait une plateforme de dénonciation de contenu immoral. Selon une source anonyme, près de 137 000 signalements pour “contenu contraire à la morale avaient déjà été faits en moins de deux mois. Depuis le début de l’année, une dizaine de bloggeurs et influenceurs ont été arrêtés pour des vidéos jugées indécentes.

La liberté d’expression en question

Sur internet, la menace plane. Les influenceurs sur les réseaux sociaux doivent désormais réfléchir à deux fois avant de publier un contenu sur Facebook, TikTok, YouTube ou Instagram s’ils ne veulent pas que la police vienne taper à leur porte. 

La chasse au “contenu immoral” est ouverte sur la base du paragraphe 403 de loi 111 du code pénal irakien qui punit de deux ans d’emprisonnement toute personne qui exploite ou distribue un matériel “portant atteinte à l’intégrité ou à la décence du public”. Les circonstances sont considérées comme aggravantes si “l’infraction est commise avec l’intention de dépraver”. Nulle mention de réseaux sociaux dans le texte et c’est bien normal : cette loi date de 1969 et sa version amendée de 1980 n’est pas prise en compte. 

« Cette loi pourrait être utilisée d’une toute autre manière par le gouvernement pour faire fermer des bouches. Cela laisse une liberté d’interprétation autour de la façon dont ils veulent appliquer la loi. Bien sûr, c’est un danger pour la liberté d’expression. La loi doit définir clairement ce qui est un crime et sur quelle base. Là, ce n’est pas clair », s’inquiète Ali Omar Gabou, vice-gouverneur de Mossoul.

Le tournant s’est produit mi-janvier quand le ministère de l’Intérieur a lancé un comité de surveillance des contenus sur le Web et la plateforme de délation Balagh. Les autorités en font la publicité sur YouTube, incitant quiconque à y signaler les contenus jugés contraires à la morale. En guise d’exemple: une vidéo de deux jeunes femmes irakiennes accusées de déshonorer l’armée. En veste militaire et en legging, elles se filment de dos en train de marcher en se déhanchant. 

Un mois après le lancement de Balagh, soit mi-février, le ministère de l’Intérieur se félicite du succès de sa campagne. 96 000 contenus y ont été dénoncés comme offensants et au moins une dizaine d’influenceurs actifs sur TikTok, Instagram, YouTube ou Facebook ont été arrêtés. Parmi eux des personnalités publiques, des activistes ou des modèles. Certains sont condamnés à des peines de prison comme Hassan Sajmah (2 ans) ou Um Fahad (6 mois) dont le contenu est jugé obscène et les paroles indécentes. D’autres sont relâchés après un avertissement, la suppression de leur compte ou des excuses publiques. C’est le cas d’un tiktokeur connu pour parodier les Américains avec un accent texan grossier. Il a dû présenter des excuses. 

Guerre ouverte aux influenceurs

Habitants de Mossoul, Khaled Ahmed, 49 ans, et son fils, Hamza Ahbate, 24 ans, sont deux célébrités irakiennes sur TikTok. Le premier a cumulé 3 millions d’abonnés sur différentes plateformes, le second en a 5 millions sur TikTok et plus de 115 millions de J’aime. « Meilleurs potes », ils filment leur vie quotidienne avec un ton décalé. 

Khaled enchaîne les vidéos où il détourne la façon de cuisiner des Irakiens, connue pour être toujours faite en grande quantité. On le voit prendre d’énormes seaux et les déverser les uns après les autres dans des plats traditionnels, plonger ses mains dedans et faire des blagues en même-temps avant finalement de délivrer face à la caméra des plats grossièrement réalisés. Hamza, repéré pour ses talents d’acteur ce qui lui vaut des premiers tournages pour le cinéma irakien, aime particulièrement se déguiser et imiter des personnages de films et de séries comme Thomas Shelby dans Peaky Blinders. Il n’hésite pas non plus à se travestir ou à parodier la culture indienne. Comme cette vidéo où un de ses frères joue le mari cocu éploré surprenant sa femme (jouée par Hamza) avec son amant avant que la scène se finisse dans une danse traditionnelle façon Bollywood. Le père et le fils avaient même réalisé des scènes où le fils jouait l’enfant infernal et Khaled le père débordé et violent. Tout était pensé et tourné d’une manière à faire rire les internautes. 

Mais cela n’a pas plu à tout le monde. Ils ont été dénoncés anonymement sur Balagh avant d’être mis aux arrêts pendant 48 heures le 9 février. « De la jalousie face à notre succès », affirme le père. Les deux compères bénéficieront d’une large campagne de soutien sur les réseaux sociaux avant d’être finalement libérés sans aucune charge retenue. « Le juge nous a dit qu’il n’avait rien à nous reprocher », confie Khaled. Lui voulait « juste faire rire les gens désespérés après les années d’occupation de Mossoul par l’État islamique ». Sunnite de confession, il avait failli perdre la vie : il a 19 cicatrices de balles dans une jambe et son majeur de sa main gauche a été amputé après avoir tenté d’indiquer à l’armée irakienne où se trouvait les djihadistes, à 200 mètres de chez lui, et s’être retrouvé sous le feu ennemi.

Quoiqu’il en soit, Khaled Ahmed semble avoir compris la leçon après son arrestation et « soutenir cette campagne du gouvernement contre les vidéos qui salissent [la culture irakienne] », tout en se saisissant de son portable pour nous montrer vidéos en exemple, avec des filles qui laissent apparaître très légèrement un décolleté ou usent d’un « ton séducteur » dans leurs vidéos.  Par peur ou par conviction ? Il a désormais lissé son compte en effaçant les vidéos les plus décalées de son profil, et s’est mis à faire des recettes de cuisine beaucoup plus sérieuses en essayant de garder un ton potache. Forcément, cela se fait ressentir: son audience a chuté. Quant à Hamza Abate, le voilà qui fait désormais des vidéos où on le voit se rendre à Kerbala et Nadjaf, la cité sainte chiite avec en arrière-plan des musiques à la gloire d’Ali ou Hussein. 

Une opinion tiraillée

Pour essayer de prendre le pouls de l’opinion publique, dans des lieux connus pour être plus progressistes, les cafés branchés de Bagdad dans le quartier historiquement chrétien de Karrada font office d’observatoire intéressant. Comme au Ridha Alwan, un café bondé qui a pignon sur rue et attire de nombreux jeunes. Mais même là, aux dires des personnes interrogées, la campagne du gouvernement semble faire l’unanimité. « Certains blogueurs ont des contenus qui rabaissent l’Irak et notre culture », justifie Azar. Dans un effort de nuance, après plusieurs relances, le jeune Bagdadi de 19 ans finit par admettre qu’« il n’y a pas de liberté d’expression en Irak ». Pour lui la liberté d’expression est loin d’être acquise : « Si je critique un officiel, je serai menacé ». A la même table, Hussein, 17 ans, dont le pansement sur le nez trahit une récente opération de chirurgie esthétique, dit « supporter la campagne » avant d’expliquer que « ce serait mieux si les peines de prison ne pouvaient durer que quelques jours ». 

Du côté des femmes présentes dans ce café, les avis sont peut-être encore plus tranchés, lorsqu’elles acceptent de s’exprimer. C’est le cas d’Hyam, journaliste bagdadi de 50 ans, qui déplore pourtant que « la Justice ait ciblé des personnes qui n’auraient pas dû l’être » mais dit « soutenir la plateforme de dénonciation Balagh ». Sa collègue, Nedjla, rédactrice en chef d’un média irakien, est très directe et fustige « les mauvais comportements de la nouvelle génération à cause de contenus néfastes ». Elle veut même « remercier le ministère de l’Intérieur pour cette magnifique campagne ». Raflaa, pharmacienne de 35 ans, exprimera quant à lui son soutien à la campagne et « la nécessité d’éduquer la société irakienne avant de demander une totale liberté d’expression ».

Des réactions qui ne surprennent pas la Franco-Irakienne Pascale Warda, ancienne ministre de l’Immigration et des Réfugiés (2004-2005) : « A force de passer de situation extrême à situation extrême, la société irakienne n’a pas été soignée et voit le mal de partout. Cela fait quoi qu’une fille se maquille, publie ou s’habille comme elle le souhaite ? », s’insurge Mme Warda, également présidente et cofondatrice de l’ONG irakienne Hammurabi Human Rights Organization. « Sans la liberté d’expression, les Irakiens comprendront un jour qu’ils ne pourront pas bâtir leur avenir par eux-mêmes », lance-t-elle.

Un vent de puritanisme islamique

« Certains voudraient mettre de pauvres gens en prison pour une vidéo TikTok, mais peuvent-ils mettre en prison des islamistes qui sur des sites web ou les réseaux sociaux font l’apologie de groupes radicaux, agissent contre les minorités, contre toutes les personnes différentes ? Bien sûr que non ! », abonde le vice-gouverneur de Mossoul, Ali Omar Gabou, pour qui ses origines yézidies ne lui font pas apprécier cette morale toute islamique.

Lors d’une conférence de presse en début d’année, le porte-parole du ministère de l’Intérieur, le major général Khaled al-Muhanna, a nié toute mauvaise intention du gouvernement : « Cette mesure ne vise pas à faire taire les bouches ou à lutter contre les libertés, mais à combattre les contenus présentant des caractéristiques spécifiques qui sont considérées comme une violation claire et évidente de la loi irakienne. » 


Autrement dit, circulez, il n’y a rien à voir. De leur côté les ONG et Organisations de la société civile dénoncent un manquement à la charte des droits de l’Homme des Nations Unies ratifié par l’Irak. Elles s’inquiètent également d’un projet de loi qui vise à contraindre la liberté de manifestation. Dans le même temps, l’alcool a officiellement été interdit, début 2023, tout en restant toujours aussi largement disponible dans les magasins spécialisés à Bagdad. « C’est un message aux minorités pour leur dire de partir d’Irak. S’ils appliquent cette loi, cela veut dire qu’il y a un virage vers la loi islamique, la charia », prévient Ali Omar Gabou. Toute ces questions autour des libertés en Irak soulèvent une question sous-jacente a émergé au sein de la société civile : le gouvernement actuel prendrait-il un tournant autoritaire ? 

D’aucuns voient la main du grand frère chiite iranien ou une tentative de séduire un électorat et des personnalités islamiques, plus que de réellement appliquer une loi strictement conservatrice en Irak, au risque de se mettre à dos les Etats-Unis et l’Union européenne. Mais les changements géopolitiques en cours dans la région sont un signal d’alarme. De l’accord de paix entre l’Iran et l’Arabie Saoudite sous l’égide de la Chine à la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue Arabe en passant par la réélection de Recep Tayyip Erdogan en Turquie, tout porte à croire que les droits humains seront de plus en plus relégués au second plan au Moyen-Orient au profit de la paix, de l’ordre et de la stabilité.  

ViaBenoit Drevet