Dans le Kurdistan irakien et de manière plus large, dans tout le Moyen-Orient, la colère est à l’ordre du jour. Cela est perceptible au travers des nombreux événements qui émaillent la région, qu’ils soient mineurs ou importants: manifestations, dynamiques migratoires, discours houleux dans les médias sociaux et taux de participation électoraux au nadir. L’auteur de ces lignes a choisi de se focaliser principalement sur la région autonome du Kurdistan irakien plutôt que sur l’Irak. Ces deux espaces sont intrinsèquement liés mais sont également très différents pour de nombreuses raisons. La spécificité du Kurdistan concernant la question de la colère en politique sera donc analysée dans cet article. 

Malaise dans la modernisation

Il va sans dire qu’une des caractéristique notable de la politique au Kurdistan irakien est la forte charge et la constance de la colère qu’elle induit. Bien que la colère en soi et les troubles sociaux soient des questions globales, chaque société l’exprime et l’appréhende d’une manière spécifique. 

Les racines de cette colère ont souvent plusieurs facteurs sociologiques. Comme l’explique l’essayiste indien Pankaj Mishra, les effets involontaires de la modernisation, et en particulier de la mondialisation se transcrivent souvent par une frustration généralisée, un ressentiment profond des laissés pour compte de cette transformation socio-économique et par la recrudescence des troubles politiques tout autour de la planète”. Ce malaise sociétal dans la modernisation a aussi des répercussions au Kurdistan irakien. 

La région autonome du Kurdistan irakien est entrée dans l’ère de la post-modernité. Pour paraphraser le philosophe français Roland Barthes, nous pouvons dire que les Kurdes se sont soudainement retrouvés entourés, imprégnés même, d’images. La lettre (lecture) a été remplacée par l’image (le visionnement). Cette domination soudaine des images via la télévision et les téléphones a considérablement impacté la nature de la communication et la façon dont le monde perçoit le monde 

Aujourd’hui, les kurdes, la jeunesse kurde en particulier, a la possibilité de voir le monde et de le désirer sans toutefois avoir la possibilité d’assouvir leurs ambitions. Sur le plan social, une transformation rapide, d’une structure rurale vers le monde urbain s’opère depuis deux décennies. De ce constat, une économie plus complexe et aux multiples facettes émerge. 

En plus de cela, une succession de conflits locaux, sociaux, régionaux et globaux ont un impact considérable sur la société, faisant et défaisant la psyché et l’imagination de population en majorité jeune. 

L’instabilité sociale et politique a amené une situation dans laquelle, plus que jamais dans leur histoire, les kurdes dépendent de leur gouvernement régional et des prix du pétrole sur le marché international ainsi que de l’influence des super puissances, soit les américains, pour leur sécurité. 

Ainsi, l’entrée des kurdes sur la scène internationale avec une influence, rend la région et sa population vulnérable. 

Médiocratie

Dans ce contexte, la politique intérieure du kurdistan irakien s’assimile à une forme de médiocratie. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une démocratie pure, ni d’un stade de non démocratie: elle est dans une phase fragile et transitionnelle de son développement. Cette réalité prédispose la région au développement de fortes personnalités dominant le champ politique, plutôt qu’au développement des institutions elles-mêmes. 

Ce stade post-moderne est caractérisé par la rapidité et la spontanéité de l’action qui ne laisse aucune place pour qu’un processus de construction politique plus conventionnel voit le jour : construire des partis politiques, des mouvements et des institutions prend du temps. Pendant ce temps, pour la plupart des kurdes d’Irak, la mosquée et la famille restent des institutions fondamentales. 

Dans ce milieu particulier, le peuple attend son hérault, une figure tutélaire radicalement différente du reste des élites qui puisse résoudre tous les problèmes: une version séculaire du Mahdisme messianique. C’est ainsi que beaucoup percevaient Nawshirwan Mustapha et son mouvement Gorran (le changement, en kurde), lorsqu’il fut créé en 2009. Cet espoir en l’avenir, cette espérance qu’un homme qui puisse amener la paix et la justice a ouvert la voie à un champ fertile de promesses et d’exagérations irréalistes orchestré en grande partie par ceux qui opposaient le pouvoir, puis par ceux qui le détenaient. Quand l’impossible échoue, le voile du désespoir vient tout recouvrir. La situation devient de plus en plus périlleuse lorsque la structure messianique de la politique se produit dans une atmosphère de rancœur – causée par un mélange d’envie, d’humiliation et d’impuissance – ce qui permet à la colère de dominer la société. Jour après jour, la colère s’accumule via des facteurs virtuels et factuels: factuels sur le plan économique, virtuels par la politisation de la société. 

Le roi, la rente et le banquier

L’économie du Kurdistan a trois natures. Elle est basée sur un modèle de planification, rentier et à la fois néolibéral d’économie. Contrairement aux règles classiques de l’économie de marché, l’économie planifiée est controlée par le gouvernement qui emploie un cinquième de la population, principalement dans le secteur de la sécurité et d’autres secteurs publics. 

L’économie de rente, telle qu’Alfred Marshall la décrit dans ses Principes d’Économie est un don de la nature. Mais dans le monde moderne, les effets secondaires de ce modèle sont significatifs. Les compagnies pétrolières internationales fournissent une rente à l’économie du gouvernement régional du Kurdistan qui est du système économique local. 

Lorsqu’il en vient à la politique de la colère, l’aspect important de l’économie de rente tient au fait que la rente du gouvernement ne dépend pas des activités des citoyens ou sur les taxes. Le pétrole représente 85% des revenus fiscaux du gouvernement régional, alors qu’il n’emploie que 1% des travailleurs de la région, comme me l’expliquait un conseiller de la Banque mondiale en 2017. Ce déséquilibre est un facteur d’impuissance pour le peuple. 

Concernant le néolibéralisme, la situation est délicate. De nombreux secteurs de l’économie autrefois publics ont étés privatisés, principalement la santé, l’éducation, l’électricité. La Banque mondiale et d’autres institutions lui étant affiliée ont probablement joué un rôle important dans ce domaine. 

Le système économique actuel, encore teinté de socialisme, rend le secteur privé attrayant, comme la panacée. Bien que les réformes peinent à apporter des changements substantiels en termes de revenus publics, elles ont toutefois eu un impact important sur la population, en particulier les masses paupérisées.

L’hiver dernier, les étudiants ont commencé à manifester en grand nombre dans de nombreuses villes kurdes. Ces manifestations populaires étaient singulières dans la région. Les demandes de base des étudiants concernaient leurs allocations. Les forces de sécurité de l’Union Patriotique du Kurdistan ont violemment réagi face aux manifestants. Toutefois, les étudiants sont parvenus à partiellement forcer le gouvernement à rétablir l’allocation qui avaient été préalablement supprimée. La spontanéité, la nature apolitique et la masse du mouvement de contestation a ranimé une lueur d’espoir selon laquelle le pouvoir du peuple puisse un jour supplanter celui de l’autorité. Plus encore, les protestations contre le manque à gagner des étudiants était aussi un soulèvement contre le processus de privatisation néolibérale de la région et non pas seulement une critique de la nature oligarchique de celle-ci. 

Le système néolibéral de la société kurde a fait la transition entre une économie traditionnelle hors-marché à un système de marché globalisé. Concernant le secteur de la santé, il peut être choquant de constater la multitude de cliniques et de médecins dans les grandes villes du Kurdistan. Ceux-ci fonctionnent comme de petites institutions accumulant les patients et font leur bénéfices en leur administrant des doses excessives de médicaments. Cette approche mercantile de la santé a impacté ce secteur préventif de manière négative, tout comme il impacte l’éducation pour la santé et la santé publique. Parallèlement, de grands hopitaux privés modernes poussent comme des champignons au dépens du secteur public, faisant exploser le prix des soins, généralement inabordable pour l’irakien moyen.

Comme dans de nombreuses sociétés à marchés émergents, la région est dans un processus de marchandisation de pans entiers de ses infrastructures qui sont habituellement non marchandisées, comme les patients. Ce processus est décrit comme une grande transformation dans d’autres parties du monde où se produisent des phénomènes similaires. 

Les trois systèmes d’économie du KRG sont incapables de proposer suffisamment d’emplois à l’aune du nombre de nouveaux diplômés arrivant sur le marché du travail. Plus encore, le secteur public souffre de coupes budgétaires et de délais dans le paiement des salaires ces dernières années alors que le secteur de l’énergie est en grande partie géré par des expatriés. Le secteur privé émergent manque soit de travailleurs qualifiés car n’attirant pas les jeunes diplomés ou les travailleurs qualifiés. Plus encore, la corruption systématique, le népotisme et les monopoles déloyaux accroissent le fossé entre riches et pauvres, exacerbant les frustrations au sein de la société kurde.  

Au Kurdistan irakien, ce modèle politique et économique a atteint un cul-de-sac. Le jeu entre ceux qui détiennent le pouvoir et les acteurs de l’opposition (ou d’autres factions marginales de partis au pouvoir) se passe par médias interposés, ainsi que sur les réseaux sociaux où chaque acteur influent tente de mobiliser ses soutiens. 

Les médias sociaux sont hautement sensationnalistes et laissent peu de place pour un dialogue rationnel et raisonnable. Il semble clair pour une grande part de la population que les élites n’ont pas vraiment de désaccord entre elles. Plus elles tentent de se distinguer les unes des autres, plus elles finissent par se ressembler. Ce contexte sans issue nourrit la colère, qui est elle-même utilisée par différents acteurs pour leurs intérêts personnels. Actuellement, alors que la déception populaire est au plus haut point, la région n’a aucun parti d’opposition ou groupe d’influence en mesure d’offrir une alternative crédible. 

En plus des élites, la population est également remontée contre les institutions elles-mêmes. La classe intellectuelle perpétue cette situation. Bakhtiyar Ali, un des plus grands auteurs de la région, dénonce la politique et les politiciens de la sorte: “Je pense qu’après une révolution, les hommes ont besoin de quelques années pour s’habituer à la nouvelle ère qui démarre. Je sais de ma courte et inutile expérience que ceux qui surmontent et mettent fin à une ère d’oppression ne peuvent pas en construire une nouvelle, tout comme les armes ne peuvent pas devenir des fleurs, un tueur ne peut pas devenir jardinier.”, comme il l’écrit dans son roman, Ghazalnus w Baghakani Khayal (en anglais: ‘I Stared at the Night of the City’)

La colère dominante rend la politique aisée. Les démagogues deviennent des démocrates. Le peuple se dépolitise. La confiance entre les citoyens s’érode. Après les manifestations estudiantines, un souffle s’est maintenu dans l’air: l’espoir viendra-t-il à renaître?  Le temps a montré que les manifestations au Kurdistan étaient une nouvelle couche de souffrance et d’instabilité dans son histoire récente. La politique de la colère n’a jusqu’à présent pas réussi à bousculer l’équilibre de force. 

ViaDr Sardar Aziz