Des décennies de guerre en Irak ont engendré un quasi-effondrement des institutions nationales. La compétition pour le pouvoir ainsi que les faibles performances des gouvernements, la corruption rampante et un chômage endémique ont exacerbé de sérieux dysfonctionnements du gouvernement et des forces de sécurité. Cette situation a facilité l’expansion du crime organisé et international, notamment du trafic d’organes, un phénomène de plus en plus apparent ces dernières années.

Ali Al-Hussein, un père de cinq enfants, se rappelle le jour où des trafiquants l’ont approché. Tourmenté par la santé de sa fille qui souffre d’insuffisance rénale, Ali venait à peine de sortir de l’hôpital Al-Khayal, où se trouve un laboratoire spécialisé dans cette maladie. Sa fille avait besoin d’un don de rein rapidement afin de guérir et de mettre un terme à d’atroces souffrances émanant de ses séances de dialyse. Trois personnes ont approché Ali, vraisemblablement informé de l’état de santé de sa fille, en prétendant pouvoir lui assurer rapidement une greffe de rein d’un donneur sain. 

Mr. Al-Husseini nous avoue qu’il était si heureux d’apprendre la nouvelle qu’il ne s’est même pas renseigné sur les qualifications de ces étrangers: il a tout de suite accepté l’opération de transplantation d’organe qui a eu lieu dans un hôpital d’Erbil, au Kurdistan irakien, pour 30 millions de dinars irakiens (IQD), soit environ 25 milles dollars. 

Al-Husseini ne savait pas qu’il avait affaire à des trafiquants d’organes issus d’un réseau criminel qui s’étend bien au-delà du pays. “Le plus important pour moi était de soigner ma fille de cette maladie”, nous a-t-il expliqué.

Un business des plus opaques

Jusqu’à présent le mode opératoire de ces criminels reste opaque. Malgré des difficultés rencontrées par The Red Line pour obtenir des renseignements officiels, une source anonyme au sein du Département Irakien de la Sécurité Nationale (DISN) nous a expliqué que les trafiquants ont des structures spécialisées pour mener à bien leurs activités: “Ces criminels attirent les donneurs pour leur acheter leurs organes pendant que d’autres surveillent les hôpitaux spécialisés pour trouver de potentiels revendeurs. En plus de cela, ils bénéficient de réseaux au sein même des hôpitaux qui confirment aux trafiquants que tel ou tel patient a besoin d’un organe en particulier”. 

En Irak, le trafic d’organes a connu une croissance sans précédent suite à l’invasion américaine de 2003 comme le détaille un rapport de l’OTAN datant de 2012. Selon la source anonyme susmentionnée, les trafiquants peuvent revendre des organes au sein du pays, ou bien les faire passer en contrebande à l’étranger. Interrogé sur le cas de Mr. Al-Husseini, la source précise: “Les personnes qui l’ont abordé font partie d’un réseau très actif sur la rue Al-Maghrib car elle donne sur l’hôpital Al-Khayal, où de nombreux patients en recherche d’un organe se rendent. Ces gangs positionnent des informateurs pour surveiller les visiteurs. Il identifient les potentielles cibles pendant une période et lorsqu’ils sont sûrs qu’ils ont besoin d’une greffe d’organe, ils les abordent. Devant l’urgence de leur situation, ces patients sont souvent forcés d’accepter l’offre”.  

Plus tôt en janvier de cette année, le ministère de l’intérieur avait annoncé l’arrestation de trois personnes accusées de trafic d’organes dans la province de Wasit, dans le sud-est du pays. Selon le communiqué du ministère de l’Intérieur, les trafiquants ont avoué pas moins de dix-sept opérations de contrebande d’organes dans le gouvernorat de Wasit en plus de faire partie d’un réseau criminel actif dans le gouvernorat de Bagdad. Selon les autorités irakiennes, le marché juteux de la vente d’organes a même poussé des trafiquants à vendre eux-mêmes leurs reins!

Pour Mahmoud A. (un surnom donné à l’ancien directeur d’un centre de défense des droits de l’Homme aujourd’hui inactif), la situation ne fait qu’empirer: “Avec une demande en pleine croissance, ces gangs ont même commencé à vendre les organes de morts prélevés dans des morgues. Ils ont également prélevé des organes sur des prisonniers comme des reins ou des testicules”. Finalement, Le centre de Mahmoud a dû fermer du fait des menaces qu’il a reçu suite à ses efforts pour documenter ces crimes. “J’ai eu peur pour ma vie et celle de ma famille”, a-t-il expliqué pour justifier la fermeture de son centre. 

Dans une enquête parue en 2019, le média “Ultra Iraq” a exposé pas moins de soixante pages de réseaux sociaux relatives à la vente et à l’achat d’organes humains en Irak. Selon le rapport, les trafiquants donnent à leur futurs donneurs tous les détails concernant les opérations chirurgicales et même les coûts de transport pour se rendre sur le lieu de l’opération. Ultra Iraq a identifié le Koweït, la Turquie et l’Iran comme les principaux pays de destination du trafic d’organes provenant d’Irak. 

Entre février et Juillet 2019, l’Observatoire irakien des victimes du trafic d’êtres humains, une ONG locale, a quant à elle recensé l’existence de 27 réseaux de trafics d’organes dans le pays. Selon cet observatoire basé à Bagdad, la plupart des réseaux sont présents dans la région autonome du Kurdistan irakien où ils bénéficient de conditions favorables pour attirer leurs victimes et leur prélever des organes. 

La complexité des relations entre le gouvernement fédéral et les autorités kurdes a effectivement favorisé le développement de réseaux criminels de trafiquants à travers le pays. Une source anonyme au sein du ministère fédéral de la santé nous a ainsi expliqué à quel point la coordination entre les deux pouvoir, l’un fédéral, l’autre régional, restait difficile notamment lorsqu’il s’agit de mener des inspections et des enquêtes : “Une fois le ministère a écrit à ses homologues kurdes et s’est vu répondre qu’ils devaient formuler leur demande en kurde et non en arabe. La plupart du temps, nous n’avons pas de réponse”, déplore-t-il. 

Escroqueries en masse

Salim (un pseudonyme), est un mineur ayant été victime du trafic d’organes. Par le passé, il avait accepté de sacrifier un rein pour de l’argent. “J’ai été tenté par une offre alléchante: 50 000 dollars contre mon rein. Après s’être mis d’accord avec les trafiquants, j’ai été invité à Bagdad dans une salle d’opération spécialisée de l’hôpital al Khayal. Le trafiquant avait déjà fait tous les préparatifs”, se souvient-il. Dans son cas, les trafiquants ont produit un faux document de consentement parental tout en mentant sur son véritable âge. Ce faisant, ils ont utilisé de faux papiers d’identité. The Red Line a pu se procurer un modèle de consentement parental pour les opérations de don rein. 

Salim n’a jamais été payé après son opération. A cause de ses documents contrefaits, il n’a jamais pu intenter de procès contre les trafiquants et parce que son opération a été enregistrée comme un don et non comme une vente qui est de toute façon illégale. Étant mineur et en possession de documents contrefaits, ses protestations auraient pu lui coûter cher en plus d’un séjour en prison.

Selon l’observatoire irakien mentionné plus haut, beaucoup de trafiquants d’organes sont basés à Suleymaniye où il attirent leurs victimes (souvent des irakiens très pauvres ou sans domicile) avec de l’argent en échange d’un organe. Après leur opération, ces derniers se retrouvent souvent avec des complications alors que beaucoup ne sont jamais payés. Pour le Dr. Faleh (le pseudonyme d’un médecin exerçant à l’hôpital al Khayal), beaucoup de gens vendent un rein du fait de l’extrême pauvreté. “Bon nombre de ces reins prélevés transitent ensuite dans des cliniques privées localisées au Kurdistan irakien”, explique-t-il.

En 2018, la cour fédérale irakien avait mis en garde face au fait que des hôpitaux des provinces kurdes pratiquaient des prélèvements et des transplantations d’organes en violation des lois fédérales du pays. Mais la région autonome reste réticente à collaborer avec Bagdad pour contrer ce phénomène. 

Selon Jihad Hawiz, militant des droits de l’homme originaire du Kurdistan irakien, les cliniques privées de sa région “commettent des crimes dans le secret le plus total; il y a des éléments montrant aussi que les réseaux de passeurs de migrants pratiquent aussi le prélèvement d’organes sur les clandestins en route vers l’Europe”. Les migrant représentent des cibles de choix du fait de leur vulnérabilité face aux passeurs.

Un gouvernement dépassé

Les statistiques du ministère de l’Intérieur sur les violations des droits de l’Homme pour l’année 2020 ne mentionnent qu’un seul cas de trafic d’organes et il faut remonter à 2018 pour en trouver une autre mention: 4 autres cas sont recensés cette année-là. Ces chiffres montrent la faiblesse du gouvernement qui ne parvient pas à contrôler le trafic d’organes qui continue de s’épanouir. 

Membre de la commission des droits de l’Homme irakienne des Nations Unies, Mr. Ali al Bayati a confirmé à The Red Line que le trafic d’organes a augmenté ces dernières années du fait de la détérioration de la situation économique et sécuritaire dans le pays, notant également que l’organisation État Islamique le pratiquait pour se financer. Selon l’expert en sécurité Abbas Al-Ardawi, le groupe terroriste a favorisé l’expansion du trafic d’organes dans les territoires autrefois sous son contrôle afin de financer ses activités. Pour Mr. al Bayati, les réseaux de trafiquants d’organes sont liés à ceux de la drogue et des armes.

Analysant les derniers chiffres publiés par la section irakienne de la commission des Nations Unies pour les droits de l’Homme (UNHCR), Mr. Al-Bayati note que pas moins de 506 suspects ont été arrêtés en relation à des affaires de trafic d’organes, dont 160 ont été condamnées. Le membre de la commission des Droits de l’Homme soutient toutefois que ces statistiques ne sont pas représentatives de la réalité du fait des faibles capacités de lutte contre ces pratiques. Ces chiffres pointent aussi du doigt l’incapacité du gouvernement à recenser efficacement les taux de criminalité au sein du pays, lorsqu’on compare les chiffres du ministère de l’Intérieur précédemment cités à ceux avancés par l’ONU. 

En 2012, le gouvernement irakien a adopté une loi anti-trafic d’êtres humains qui contient une section sur le trafic d’organes. “Cette loi prévoit des peines allant jusqu’à la prison à perpétuité et des amendes allant jusqu’à 25 millions de dinars (20 000 dollars), explique l’expert Ali al-Tamimi.

Mr. Al-Bayati soutient quant à lui que la législation sur le trafic d’organes a encore besoin d’être amendée et doit prendre en considération les conditions sociales et économiques poussant les victimes dans les mains du crime organisé. “En plus de cela, il n’y a pas de cour de justice spécialisée en charge de ces crimes. 

Du point de vue humanitaire, le pays a besoin de structures d’accueil et de foyers pour les sans domiciles ainsi que des programmes de sensibilisation ciblant les personnes les plus fragiles”, soutient-il.

Membre du comité pour les questions de sécurité et défense, Mr. Badr al Zayadi considère que la loi sur le trafic d’êtres humains et d’organes adoptée en 2012 ne suffit pas et que le gouvernement doit également s’engager, au-delà des questions pénales, à assurer des conditions de vie décentes aux irakiens pour endiguer le phénomène du trafic d’organes. “Les pauvres ne vendraient pas leurs organes s’ils pouvaient subvenir à leurs besoins”, a-t-il déclaré à The Red Line.


 1- Le DISN est un département de sécurité intérieure formé en 2003 pour renforcer la lutte contre le crime organisé en Irak.

ViaMustafa al-Masudi

Amer al-Sheibani