La “Mort Blanche”
Dans le kurdistan irakien (généralement mentionné sous l’acronyme de GRK, pour Gouvernement Régional du Kurdistan), la simple mention de la drogue suscite la peur au sein des foyers. Les kurdes emploient d’ailleurs un surnom pour les stupéfiants : ils l’appellent parfois Mêrgî Spî (مەرگی سپی), ce qui signifie la “Mort Blanche”. Le langage imagé des kurdes représente aussi parfois les substances psychotropes comme des “braises rouges” s’échouant sur la société et ne laissant que des cendres sur elle. La fine couche de cendre finit par tout recouvrir, ne laissant qu’un environnement sale et impur.

Ces dernières décennies, la “Mort Blanche s’est considérablement propagée au sein des communautés du GRK. Petit à petit, la région autonome s’est transformée en un carrefour incontournable pour le Croissant Doré, une route de transit pour les drogues exportée vers l’Occident depuis l’Afghanistan. Le GRK est devenu un tremplin dans l’acheminement des drogues parmi les plus dangereuses au monde. 

Les statistiques officielles émanant de l’agence de lutte contre les stupéfiants (appelée Direction Générale pour l’Élimination des Drogues) confirment que la menace augmente. Les spécialistes, quant à eux, mettent en garde contre les risques de désintégration sociale. Malgré l’imminence de la menace, les unités de police anti-drogues ne sont pas centralisées, ce qui entrave sévèrement leur efficacité dans la lutte contre les drogues. La dissociation des organes de lutte contre le trafic de drogue entraîne un manque de circulation de l’information, ce qui nuit à l’efficacité des services. 

Une réalité troublante

Les statistiques officielles fournies à the Red Line par l’ancien directeur des opérations de lutte contre les stupéfiants de Sulaymaniyah, Mr. Jalal Amin, montrent que 5600 personnes ont été arrêtées et incriminées dans des affaires de trafic ou de consommation de drogues entre 2017 et 2020. Ces chiffres incluent également des femmes et des mineurs. 

Dans la même période, près de 3550 kilogrammes de stupéfiants de différentes catégories ont été saisies, notamment du cannabis, de l’héroïne, ou des méthamphétamines. À cela s’ajoutent des centaines de milliers de pilules de médicaments utilisées pour produire des drogues de synthèse qui sont tombées entre les mains des forces de l’ordre. 

Selon les chiffres fournis, quelque 1413 personnes ont été arrêtées dans des affaires liées à la drogue rien que pour l’année 2020. Ce chiffre reflète ceux de 2017 et 2018, bien qu’il soit en augmentation par rapport à 2019: En un an, les arrestations ont doublé; une réalité bien préoccupante. Plus encore, comme le dit le directeur général de la force de contrôle des drogues au KRG, Mr. Kewan Tawfiq Rahim: “Les vrais nombres sont en réalité plus élevés car beaucoup de criminels impliqués dans les affaires de drogues ne sont pas appréhendés par les forces de l’ordre”.

Mr. Kewan nous confirme que les quantités de drogues circulant dans la région ont augmenté et que les jeunes ont commencé à les consommer de plus en plus tôt d’années en années, une “réalité très préoccupante”, ajoute-t-il. Le directeur général a aussi mentionné que son département travaillait d’arrache-pied pour empêcher le trafic de drogues et ses mafias de devenir incontrôlables. 

Selon Mr. Bakir Bayiz, le maire du district de Peshder (Qalad Dize), la région est littéralement tombée dans un cycle d’addiction. Cela se sent dans de nombreux lieux où des gangs se sont développés notamment dans les grandes villes. Bien que cela ne se fasse pas au grand jour, il y a des lieux où les drogues se vendent “comme des fruits et des légumes”. Les consommateurs qui savent où aller peuvent aisément se rendre dans ces repères de trafiquants et leur acheter ce qu’ils veulent. 

“Si la situation continue à empirer, le Kurdistan va vite devenir un centre d’addiction”, prévient Mr. Bakir Bayiz. 

Les drogues proviennent d’Iran

L’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran, ou encore l’Irak forment le croissant doré du trafic de drogues. Ces trente dernières années, l’Afghanistan a été surnommé le “plus gros centre de production de psychotropes au Monde”. L’existence d’une frontière montagneuse de 850 km de long entre l’Irak et l’Iran en fait un corridor naturel pour acheminer les drogues. Plus encore, les autorités ne contrôlent pas bien ce territoire pour en empêcher la contrebande. 

Mr. Jelal Amin est l’ancien directeur des forces de prévention des drogues dans la province de Souleymanieh. Dans un entretien, il a expliqué à The Red Line que les drogues sont principalement acheminées au sein du KRG via les postes frontières de Bashmakh, Parvez Khan et Kele dans la province de Sulaymaniyah, ainsi que par le poste de douanes de Haji Omran dans la province d’Erbil.

Comme il nous l’explique, les trafiquants utilisent une multitude de subterfuges pour dissimuler leur cargaison de drogues. Les douaniers ont saisi des stupéfiants cachés das des couvertures, des coussins, les conduites d’aération de véhicules, des cargaisons de pastèques, des machines de couture, des réfrigérateurs, des containers et dans d’innombrables autres types de cargaisons arrivant d’Iran. 

The Red Line a pu entrer en contact avec un conducteur de camion qui a été incarcéré suite à la découverte d’une cargaison de drogues dans son véhicule. Il a tenu à faire remarquer les dangers auxquels les camionneurs s’exposent tout au long de leur carrière: “Les trafiquants iraniens dissimulent leur cargaison dans nos remorques souvent sous la menace, parfois sans même nous prévenir; ils mettent nos vies en suspens”, nous explique ce camionneur sous réserve de l’anonymat. 

La région kurde est un carrefour de transit

Malgré le fait que le marché local de la drogue soit dans une phase d’expansion au Kurdistan irakien, la plupart des stupéfiants amenés dans la région ne font que transiter avant d’être acheminés dans d’autres régions. A ce jour, l’Europe reste la principale destination pour ces produits. 

Mr. Jelal Amin Beg nous a raconté comment son ancienne unité est parvenue à confisquer 30 kilogrammes d’opioïdes lors de trois opérations différentes impliquant des trafiquants iraniens qui tentaient d’acheminer leur cargaison vers la ville de Bonn en utilisant le système postal du KRG. 

Selon Mr. Kewan Tawfiq, la vaste majorité des drogues transitant dans la région kurde sont produites dans des centres spécialisés situés dans d’autres pays. Son département de police a aussi identifié la Turquie, la Syrie et les pays européens comme principaux destinataires de stupéfiants. Toutefois, les chiffres qu’il avance entrent en contradiction avec les statistiques officielles de la région. En contradiction avec ses assertions, les experts locaux ont eux aussi confirmé que les vrais chiffres sont en fait plus élevés que les statistiques officielles. 

Rencontre avec les trafiquants

The Red Line a pu visiter la prison de la Sécurité (Asayish) du KRG où plusieurs trafiquants purgent leur peine. Un des détenus interviewés nous a relaté les détails de son trafic de stupéfiants et des circonstances de son arrestation: “Il y a quelques mois, un trafiquant de drogue iranien m’a contacté pour me demander de trouver une compagnie de transport afin de passer des drogues en contrebande depuis la région kurde jusqu’en Syrie ou en Jordanie. Après avoir arrangé le transport, je suis allé à Dohuk où on m’a remis la cargaison. Juste après j’ai pris la route de Shekhan dans la province d’Erbil. Je voulais passer par Mossoul avant de rejoindre la Syrie, mais j’ai été contrôlé à un checkpoint, fouillé et arrêté en possession de 26 kilos de drogues”. 

Cet ancien trafiquant aujourd’hui détenu a tenu à rester anonyme. Il nous a toutefois confessé avoir été un peshmerga (combattant officiel dans la région kurde) par le passé, avant de travailler dans l’importation de charbon depuis l’Iran. Cette précédente activité lui a permis de faire de bons contacts des deux côtés de la frontière et de s’engager dans le trafic de substances illégales peu après. 

Dans la région kurde, les dealers revendent leurs produits destinés à la consommation personnelle. Comme le souligne Kewan Tawfiq, aucun responsable de la sécurité, membre de parti ou du gouvernement n’a été incriminé ou mêlé à des affaires de trafic ou de possession de drogues jusqu’à ce jour. 

Toutefois, le directeur général ne cache pas que des fonctionnaires, des combattants peshmergas ou des membres de la sécurité prennent individuellement part au trafic de drogues et à la revente et sont parfois interpellés.

Les bénéfices importants que rapporte la drogue amène parfois les trafiquants et les usagers à s’en servir comme mode de paiement. Un chauffeur de taxi vivant au Kurdistan aujourd’hui détenu pour possession de drogues nous a décrit les circonstances de son arrestation: “Un jour, un passager a insisté pour payer ma course avec de la marijuana. J’ai accepté, j’en ai fumé un peu et gardé le reste pour plus tard. Quelques jours plus tard, avec deux amis, nous avons été arrêtés à un checkpoint en possession de la drogue”. 

Des fermes de Marijuana au KRG

Selon les informations obtenues par The Red Line, de nombreuses plantations de Marijuana parsèment la région kurde depuis quelques années. Le directeur général Tawfiq Rahim ainsi que l’ancien directeur de l’agence de lutte contre les drogues de Sulaymaniyah, Mr. Jalal Amin confirment cette information. Ces derniers nous ont également informés que les différents services de lutte contre les drogues ont mené des opérations sur deux plantations en 2018 entre Erbil et Duhok. Plusieurs parcelles ont également été détruites dans la région de Sulaymaniyah durant la même période. 

Mr. Jalal Amin nous a également donné des détails sur la nature du trafic de drogues synthétiques dans la région: “Parfois, les produits sont acheminés sous forme de pilules, comme le Tramal ou le Tramadol. Nous avons saisi plusieurs cargaisons près de la frontière iranienne et dans des fabriques de drogues synthétiques. La plupart du temps, les pilules sont amenées en Iran où elles sont mélangées avec du sulfure et d’autres produits chimiques afin de produire une drogue appelée “Shisha”, qui est considérée comme l’une des drogues les plus nocives qu’il y ait. La Shisha est ensuite ramenée au Kurdistan pour la consommation ou pour être acheminée vers d’autres pays. 

La division du KRG

Bien que les lois du KRG stipulent que la région devrait avoir un bureau de lutte contre les drogues unifié, la région a deux bureaux séparés. Erbil et Duhok dépendent de leur bureau alors que Sulaymaniyah a le sien. Cela explique pourquoi Mr. Kewan Tawfiq Rahim, qui devrait avoir une juridiction dans les trois provinces, n’a pas d’influence à Sulaymaniyah. 

Cette vieille division a des racines politiques remontant à l’époque où les deu principaux partis de la région, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) dirigé par le clan Barzani, et l’Union Patriotique du Kurdistan (PUK), dominé par la famille Talabani, se disputaient le contrôle du Kurdistan. La guerre civile kurde qui secoua la région dans les années 90 s’acheva avec une division géographique et politique, ce qui explique pourquoi les institutions du KRG sont divisées, et donc moins performantes. 

Alors que Mr. Tawfiq Rahim soutient qu’il y a une bonne collaboration entre les deux régions, l’ancien directeur de Sulaymaniyah, Mr. Jalal Amin conteste cette version, et note que durant ses années de service, il pouvait se passer six mois ou un an sans collaboration ou échange d’information entre les différentes agences. “C’est regrettable”, dit-il, ajoutant que:

“la lutte contre les drogues requiert un fort niveau de coopération et d’échange d’information, non seulement au niveau local, mais aussi avec les pays voisins ou avec Interpol, ce qui n’a pas lieu à l’heure actuelle”. 

Mis à part ce système de double gouvernance entre Erbil et Sulaymaniyah, le problème tient au fait qu’il existe une forte collusion entre les trafiquants et les structures au pouvoir de la région. “La collaboration, notamment au niveau des forces de sécurité, des partis politiques ou encore des tribus avec les trafiquants de drogues est une réalité”, avant d’ajouter: “À plusieurs occasions, des individus ayant des connections au gouvernement et qui ont étés impliqués dans le trafic de drogue ont étés interpellés mais ont vite étés relâchés, sans encourir de poursuites. Ces gens sont protégés. De fait, les actions de lutte contre les trafics de drogue sont limités. Cette impunité encourage la criminalité et augmente les risques de dissolution de la société”. 

Des lois désuètes toujours appliquées

Bien qu’une nouvelle loi anti-drogue ait été votée en 2020, l’ancienne loi, dite “loi 68” est toujours en vigueur. Cette dernière définit à la fois le revendeur et le consommateur de drogue comme des criminels et prescrit la peine capitale ou l’emprisonnement à vie pour le revendeur. 

La nouvelle loi, elle, fait la différence entre le consommateur et le revendeur et recommande de traiter le premier comme un patient ayant besoin de traitement et non pas un criminel. Cela permet de minimiser sa peine en comparaison au trafiquant. 

La nouvelle loi punit toujours le trafiquant à la prison à vie ou de la peine capitale ainsi que d’une expropriation de ses biens en plus d’une amende allant de 30 à 90 millions de dinars irakiens (entre 20 et 62 000 dollars). Cette loi contient également une clause appelant à la réhabilitation des consommateurs en traitant leur addiction dans des centres spécialisés ou des hôpitaux. Cependant, malgré les promesses du gouvernement kurde, ces centres de réhabilitation n’ont jamais étés créés. 

Mr. Bakir Bayiz est critique de l’ancienne loi, soutenant qu’elle est obsolète et biaisée: “Le consommateur de drogue devrait être soigné et non pas emprisonné”, soutient-il.

Les lois désuètes empêchent également les forces de l’ordre d’agir contre la possession de drogues légales employées pour fabriquer des stupéfiants de synthèse. Mr. Bayiz critique la cour d’appel du KRG pour son incapacité à pénaliser les détenteurs de substances psychotropes légales employées pour la fabrications de drogues de synthèse. Selon lui, de nombreux trafiquants s’appuient sur des lois défendues par le syndicat des pharmaciens qui permet aux particuliers d’acheter de de faire circuler d’importantes quantités de drogues légales. “C’est vrai que les substances comme le Tramal ou le Tramadol sont protégées par ces lois, mais elles sont à double tranchant et ne bénéficient pas aux usagers ayant vraiment besoin de ces substances. Un amendement à cette loi permettrait de mettre fin au trafic de grandes quantités de drogues médicinales employées dans la production de narcotiques”. 

Mr. Bayiz ajoute également que de nombreux détenus condamnés pour détention de drogues sont toujours exposés aux stupéfiants en prison, ce qui prouve qu’à l’inverse des régions développées de ce monde, le KRG n’est pas en mesure d’entretenir des centres de détention corrects. 

Des frontières poreuses

Au-delà des problèmes de corruption, Mr Bayiz a insisté également sur le fait que ni l’Iran ni le KRG n’ont jamais été en mesure de sécuriser l’intégralité de leur frontière commune du fait de l’abondance des chemins de contrebande dans des régions de haute montagne. La présence de villages des deux côtés de la frontière ayant de forts liens culturels et tribaux ont facilité le développement de passages de contrebande à travers les montagnes. 

Selon le maire, le manque de formation des forces kurdes irakiennes amoindrit leur efficacité dans la lutte contre le trafic de drogues. La police anti-drogue du Kurdistan irakien ne bénéficie pas des équipements sophistiqués et des technologies de pointe employées par les forces anti-drogues dans le reste du monde. 

Mr. Bakir Bayiz est également critique de l’incohérence des politiques de lutte contre les problèmes de drogues dans la région autonome: “Je pense que les chefs de notre sécurité qui sont au devant de la lutte contre les stupéfiants ne se rendent pas compte de l’étendue de la menace. Il est urgent de protéger le futur de ce pays. Nos forces ont un niveau de compréhension extrêmement limité de ces enjeux” soutient-il. Son appréciation de la situation s’applique également aux représentants politiques qu’il juge ne pas avoir suffisamment d’entendement des enjeux cruciaux de cette lutte: “Ils l’appellent la mort blanche, mais les autorités du Kurdistan irakien ne prennent pas la menace sérieusement. Ce sont des personnes vénales; ceux qui pillent la fortune des citoyens de ne soucient pas vers où ils mènent ce pays.”, conclut-il, amer.

ViaKamaran Osman et Ranj Osman