Sinjar est un district de la province de Ninive situé à l’est de Mossoul dans le désert irakien proche de la frontière syrienne. C’est le berceau de la communauté yézidie. Il est entouré de tribus arabes. Sur le mont Sinjar, on retrouve des petits villages peuplés de yézidis. En 2014, ce site a été le théâtre d’un terrible génocide orchestré par les combattants de l’Organisation État Islamique (OEI). C’est le plus récent des génocides subis par cette communauté.

“Puisque la tragédie est noire, le chagrin l’est aussi, ainsi que la mort… et parce que le massacre a également été commis par des hommes vétus de noir, cet événement doit être relaté en noir”. Ainsi s’exprime le journaliste et militant Khadr Al-Domali dans son livre, La peste noire, qui recense l’histoire de dizaines de Yézidies ayant survécu au génocide du Sinjar en 2014.

Mr. Al-Domali n’est pas le seul à avoir écrit sur cette tragédie qui hante toujours ses survivantes. Des dizaines d’autres chroniqueurs sont recensés, parmi lesquels la docteur Nagham Nawzat Hasan, qui a relaté plus de 200 récits de femmes yézidies qui ont été enlevées de chez elles par l’OEI et qui ont ensuite réussi à s’échapper.

Mme Nagham se consacre actuellement à aider ces femmes à se remettre de leur calvaire.

Les souffrances endurées par les anciennes victimes de l’OEI ne sont pas terminées. Au contraire, celles-ci ont ouvert un nouveau chapitre de souffrances dans les camps de déplacés, qui sont le théâtre de rivalités entre forces gouvernementales, partis politiques et organisations non gouvernementales (ONG), comme le cas de Hala Safil le démontre: “J’ai endossé le rôle de père et de mère auprès de mes jeunes sœurs.” C’est ainsi que la survivante Yézidie entame son récit. Cette victime du fléau de l’OEI vit désormais avec sa famille dans le camp de déplacés pour Yézidies de Persfi dans le gouvernorat de Dohuk, à l’ouest de la région autonome du Kurdistan irakien.

Safil a échappé à l’emprise de l’OEI il y a quatre ans après trois années de captivité. Elle vit toujours l’amertume de l’emprisonnement alors que le sort de ses parents et de trois de ses frères lui est toujours inconnu. “Malgré ce que j’ai vécu, je me considère comme forte et courageuse, et je défends mes droits et les droits de tous les opprimés, jusqu’à ce que la justice fasse son cours”, lance Hala Safil. Mais son chemin vers l’apaisement et l’émancipation est entravé par le manque de soutien des acteurs locaux, ces mêmes acteurs qui se prétendent dévoués à l’allègement des souffrances des Yézidis.

Hala n’est pas la seule survivante à essayer de découvrir le sort de ses proches. En effet, cette tragédie a touché la majorité des citoyens yézidis qui n’a concrètement aucun moyen d’obtenir des compensations justes et rapides pour les violences qu’ils ont endurées.

Statistiques d’extermination

Le Bureau pour le Secours des Yézidis kidnappés, qui est financé par la région du Kurdistan d’Irak, indique que quelque 3530 yézidis sur 6417 kidnappés ont été libérés. Restent les 2887 personnes dont le sort demeure inconnu.

Un communiqué publié par le même bureau en février dernier, dénombrait non moins de 360 000 déplacés ainsi que 1293 victimes dans les premiers jours du génocide.

Le bureau a depuis recensé quelques 83 charniers en plus de dizaines de tombes individuelles. Les statistiques annoncées dénombrent également 2745 orphelins suite aux massacres. Enfin, le communiqué mentionne l’émigration de centaines de milliers de yézidis en dehors du pays. 

Conditions de vie des survivantes

Safil décrit la situation des survivantes yézidies comme “tragique”, ajoutant qu’elle n’a trouvé aucun soutien de la part du gouvernement irakien. Elle explique avoir fait beaucoup d’efforts pour se réintégrer dans la société, mais qu’elle ainsi que les autres survivantes rencontrent des difficultés pour trouver un emploi. “La situation économique est très mauvaise”, résume-t-elle.

Après avoir terminé un programme de réadaptation psychologique et médicale auxquels les survivantes ont eu droit après leur libération, Safil a tenté de trouver un travail, sans succès, car elle n’a pas de diplôme et vit loin du centre-ville de Dohuk.

Malgré cela, Safil n’a pas baissé les bras, et finit par trouver un emploi dans le centre de santé du camp de déplacés. Elle travaille désormais pour Première Urgence Internationale, une ONG qui fournit une assistance humanitaire dans les camps de déplacés.

Safil ne veut pas gaspiller sa vie du fait des souvenirs traumatisants de sa captivité: “j’encourage les autres survivantes à travailler et à participer à diverses activités humanitaires”. Elle aspire également à un avenir paisible , “nous espérons que la justice sera de notre côté”, conclut-elle.

La négligence mène au suicide

Une autre survivante, Manal Luqman, nous a raconté ce qui était arrivé à sa famille dans le vieux village de Tal Qasab, au sud du district de Sinjar. Elle et tous ses proches ont survécu et ont réussi à échapper à l’emprise de Daech.

L’errance liée à son enlèvement se répartit entre trois villes: Tal Afar, Mossoul et Sinjar.

“La majorité des survivantes yézidies souffrent encore beaucoup. Elles ont besoin d’un traitement psychologique”, précise-t-elle, notant que “les victimes yézidies ont été négligées dans de nombreux cas”, ce qui a conduit certaines d’entre elles au suicide ».

Manal suit actuellement des cours réguliers de technologie informatique dans un institut du gouvernorat de Dohuk.

Durant sa captivité, elle a été soumise aux formes les plus sévères de torture. “Maintenant, nous souffrons également dans les camps, car les gouvernements irakiens n’ont pris aucune mesure pour construire et réhabiliter les zones dans lesquelles nous habitions”.

La négligence dont parle Manal Luqman ainsi que les pénuries de produits de première nécessité et l’absence d’opportunités, sont en réalité exploitées par des ONGs et des acteurs bien connus. “Le gouvernement doit agir pour combattre ces abus”, insiste la déplacée. 

Une loi en suspens

Sept ans après la campagne de génocide, les conditions des survivantes yézidies n’ont pas changé de manière significative. “Tout le monde vit dans une situation tragique, que ce soit dans les camps ou à Sinjar”, confirme le représentant yézidi au Parlement irakien, Mr. Hussein Hassan Nermo.

Mr. Nermo espère que la situation changera après la mise en œuvre de la loi sur les survivantes yézidies: “Nous avons fait de gros efforts pour l’adopter et la ratifier.”

Le 1er mars, le parlement irakien a adopté la loi dite des “femmes survivantes yézidies”, qui reconnaît les crimes graves commis par « l’Etat islamique» contre les femmes appartenant à la minorité yézidie comme crimes contre l’humanité.

La loi prévoit la création d’une direction générale chargée des affaires des survivantes, liée au secrétariat général du Conseil des ministres. Elle devra être située dans le gouvernorat de Ninive et gérée par un(e) membre de la communauté Yézidie. Elle comprend également l’indemnisation des femmes survivantes avec un salaire mensuel pouvant aller jusqu’à un million de dinars irakiens (environ 685 dollars) ainsi que l’octroi d’un terrain constructible pour chacune d’entre elles. La loi prévoit également la prise en charge des soins de ces survivantes, ainsi que leur réintégration au sein de la société par des aides éducatives et professionnelles.

Plus encore, la loi prévoit l’ouverture de centres de santé particuliers pour elles et le traitement du statut juridique des enfants nés de viol durant la captivité, avec l’attribution de salaires mensuels équivalents aux salaires de leurs mères.

L’article sept de la loi encadre la recherche des hommes, femmes et enfants kidnappés au sein des communautés yézidie, Turkmène, Chrétienne et Shabak, en coordination avec leurs familles et les autorités compétentes, tout en leur octroyant des droits de justice et d’indemnisation.

Safil considère cette loi comme une étape positive et importante pour les yézidies et attend sa mise en œuvre sur le terrain.

De son côté, malgré son optimisme constant, Manal Luqman doute de la mise en œuvre de la loi sur les survivantes yézidies: “Depuis des années, nous attendons une réaction du gouvernement irakien et des organismes internationaux pour obtenir justice, en vain. Nous doutons que cette loi sera appliquée”, admet-il.

 Les partis marchandent les dossiers des survivants

Nermo souligne qu’il s’agit d’une loi compensatoire, comme le souhaitait le président de la République, Mr. Barham Saleh, avant de la transmettre au gouvernement pour ratification. Aujourd’hui, Nermo et ses collègues travaillent à la mise en œuvre de la législation et la formation de la Direction générale des affaires des survivantes.

Toutefois, Mr. Nermo a peur que des acteurs extérieurs à la communauté interfèrent dans les nominations et la gestion au sein de ce bureau spécial. “Ils doivent être yézidis et éloignés des conflits partisans”, soutient le parlementaire. Selon lui, les divergences politiques et les conflits d’intérêts partisans ont eu un impact négatif sur les conditions de vie des Yézidis en général, “surtout sur le dossier des kidnappés et des survivants” soutient-il, soulignant qu’il a récemment constaté l’exploitation de survivantes à des fins politiques: “certains partis travaillent à les mobiliser et à les endoctriner en Irak ou à l’étranger afin de servir leurs intérêts”.

Problèmes à l’intérieur de la maison yézidie

Comme a pu l’analyser le journaliste Maysar Al-Adani, la communauté yézidie souffre de problèmes internes. Le journaliste travaillait auparavant au bureau de sauvetage des yézidis kidnappés, affilié au gouvernement régional du Kurdistan, basé à Dohuk. Il explique que ces problèmes continuent d’exister en raison du “manque d’un leadership unifié et compétent au sein de la communauté”.

Les Yézidis ont notamment souffert pendant des décennies de rivalités tribales internes autour de la désignation de leur chef spirituel, le Baba sheykh. La dichotomie entre la communauté yézidie de Shingal, plutôt hostile à l’idée de rejoindre le KRG (incarné par le clan des Barzanis qui domine le PDK) et les yézidis de Lalesh plus sous influence du PDK n’a pas aidé à unifier cette communauté déjà très fragile et dispersée.

Selon Al-Adani, cette situation fait que les Yézidis font face à un choix cornélien: rester dans les camps ou migrer vers un lieu sûr. “Ce que nous espérons, c’est de mettre un terme aux souffrances des Yézidies. Nous voulons reconstruire leurs vies et leur apporter soutien et sécurité”, ajoute-t-il.

L’enfer des camps

Al-Adani décrit le sort des survivantes yézidies comme catastrophique. “Elles vivent dans l’enfer des camps, beaucoup d’entre elles ont perdu leur famille et sont sans soutien, et souffrent donc du stress post-traumatique. Leur santé psychologique est très préoccupante”.

“Les yézidis s’attendaient à retourner dans leurs régions sous la protection du gouvernement irakien qui nous fournirait des services”, a déclaré Al-Adani. “Ils avaient de grands rêves. Néanmoins, ils se sont tous évanouis et la réalité yézidie s’est aggravée.”, ajoute-t-il.

 Les déplacés de Sinjar… et de Palestine

Le député Nermo reste pessimiste quant à l’avenir de la communauté et fait un parallèle intéressant avec le destin des Palestiniens: “Après la déclaration de l’État d’Israël en 1948, les Palestiniens ont été contraints de fuir. Et jusqu’à aujourd’hui, ils vivent toujours dans des camps.” Le porte-parole craint une répétition de l’expérience à Sinjar, à la lumière des conflits politiques qui jalonnent le pays. 

Mr. Nermo ajoute que la fermeture du dossier des camps restera dépendante de la résolution des conflits régionaux et de l’ingérence politique au sein de la communauté. “Aux yeux de beaucoup d’acteurs gouvernementaux et d’ONG, les camps restent des terrains juteux de corruption”, comme le mentionne Mr. Narmo.

Mr. Narmo a régulièrement dénoncé la corruption massive au sein des camps de déplacés. Cette corruption dévie une partie de l’aide humanitaire et perpétue un état de misère et fragilise les mesures de sécurité dans les camps. Cela explique l’incendie du camp de Charia en mai dernier. “Il y a eu pas moins de 20 cas d’incendies sérieux dans les camps. Cela ne fait qu’ajouter de la souffrance à celle déjà présente”, note le représentant yézidi.

Dans une étude menée par Saad Salloum, un universitaire et expert sur la diversité religieuse en Irak, pour le compte de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), le retour des Yézidis déplacés dépend de la résorption de conflits complexes à Sinjar. Ces tensions sont alimentées par des luttes internes entre forces politiques et groupes armés. Il existe également un conflit régional entre la Turquie et l’Iran au sujet de la région du fait de son importance géopolitique. En effet, celui qui contrôle le Sinjar contrôle le triangle frontalier irako-turco-syrien.

Dans son rapport, Salloum souligne que la stabilité du Sinjar n’est pas uniquement importante pour les Yézidis, argumentant que d’assurer le retour durable des déplacés est également importante pour la stabilité de la région.

Salloum note également que la mise en œuvre de l’accord de Sinjar unifierait les multiples références en matière de sécurité au Sinjar, ce qui pourraient prévenir l’incidence de conflits internes et régionaux.

Le 9 octobre, cet accord a été conclu entre les gouvernements de Bagdad et d’Erbil, pour administrer conjointement Sinjar et en expulser tous les groupes armés non affiliés au gouvernement en vue du retour des personnes déplacées.

ViaSaman Dawood