La situation linguistique du Kurdistan irakien est singulière à plus d’un titre. Véritable bastion du « kurde », la région ne compte pas moins de trois dialectes, parfois difficilement intelligibles entre elles. La langue kurde, parfois menacée d’éradication dans les autres régions kurdes au-delà des frontières irakiennes, y est ici si solidement implantée qu’aucune autre ne semble en mesure de la concurrencer sérieusement. Et pourtant, au-delà de cette immuabilité apparente, des tendances socio-linguistiques contradictoires se sont faites jour ces dernières années, sous la poussée des évolutions socio-politiques et du développement économique de la région. 

1. Bref historique

Le mouvement national et autonomiste kurde irakien avait, depuis ses origines, placé la reconnaissance de la langue kurde comme revendication centrale. Ce ne fut qu’avec la guerre d’autonomie, dans les années 1960, que l’État irakien reconnut en principe que le kurde avait vocation à être enseigné dans les écoles. Mais les aléas de la guerre et les changements politiques à Bagdad firent que cette reconnaissance demeura largement une fiction. Le régime Baasiste accorda finalement, en mars 1970, l’introduction du kurde dans les écoles où, cependant, l’apprentissage de l’arabe demeurait obligatoire. De nombreuses écoles kurdes furent ouvertes à la suite de cet accord, et le kurde fut même introduit comme sujet d’études dans deux universités irakiennes. La reprise de la guerre, pourtant, en 1974, devait amener les autorités irakiennes à rogner progressivement les acquis linguistiques.

La situation de la langue kurde dans les écoles évolua au gré des déboires entre partis kurdes et administration, des accords, des cessez-le-feu et, bien sûr, de la guerre irako-iranienne (1980-1988). Mais, fondamentalement, l’État irakien ne revint jamais sur le principe même d’enseigner le kurde dans les écoles irakiennes. 

Ce ne fut toutefois qu’après 1991 et l’autonomie de fait gagnée par les régions kurdes d’Irak que l’enseignement en kurde put prendre son essor et que l’arabe en fut progressivement évincé. Dans cette entreprise, les autorités kurdes ne partaient pas de zéro puisqu’il existait déjà un contingent d’enseignants kurdophones. Le kurde envahit peu à peu l’espace public; la politique et la culture se « kurdifièrent » en même temps que tous les domaines qui avaient été précédemment arabisés. Finalement, l’invasion américaine de 2003 amena à la reconnaissance constitutionnelle de l’autonomie du Kurdistan en 2005. 

L’existence d’un puissant réseau éducatif kurde depuis plusieurs décennies, le peu d’attrait pour l’Irak « arabe », déchiré par la guerre et le sentiment de relative stabilité de l’administration autonome kurde contribuèrent à l’émergence d’une génération exclusivement kurdophone. Aujourd’hui, nombreux sont les jeunes Kurdes à ne savoir s’exprimer qu’en kurde ou à n’avoir qu’une connaissance limitée de l’arabe, qui plus est de l’arabe moderne standard, et non de l’arabe dialectal irakien. Pourtant, si l’existence de cette génération kurdophone est la grande fierté de bien des anciens combattants, on assiste depuis plusieurs années à certaines tendances inverses. 

2. Arabisation par le bas

Dans la ville de Sulaymaniyah, les autobus venus des régions arabes défilent. Comme chaque week-end, on assiste au va-et-vient des cars européens retapés qui connaissent une deuxième vie. Tous sont immatriculés en Irak. Bagdad, pour la plupart, et quelques-uns seulement d’autres régions. Ces cars déversent des touristes par dizaines, venus ici passer quelques jours avant de repartir. L’attrait de Sulaymaniyah et d’Erbil auprès des touristes irakiens est une réalité bien visible depuis plusieurs années. 

Sur la base des témoignages d’une dizaine de jeunes de Bagdad se rendant régulièrement au Kurdistan irakien, il est possible de se faire une idée de pourquoi la région les attire tant. Sans étonnement, ce sont les immenses malls climatisés qui arrivent en première position. Il faut dire qu’ils sont sans commune mesure avec les quelques centres commerciaux que compte Bagdad (Baghdad Mall ou Babylon Mall). Et si cet afflux de touristes occasionnels irakiens fait les affaires des hôteliers et des centre commerciaux, il a fini par susciter les craintes de certains au Kurdistan. 

Il y a eu, depuis l’invasion américaine de 2003, trois types de migrants arabes vers la région du Kurdistan irakien. D’abord, une première de réfugiés de guerre consécutive à l’invasion américaine et à la guerre civile. Ensuite, les réfugiés arrivés au début de la guerre contre l’État islamique. Les statistiques kurdes indiquent ainsi que c’est en 2014 que le gros des réfugiés irakiens seraient arrivés dans la région autonome. Enfin, une immigration économique qui se poursuit jusqu’à nos jours.

Le dumping social a été longtemps pratiqué au Kurdistan irakien. Les réfugiés syriens, kurdes pour la plupart, ont longtemps fait office de travailleurs bon marché pour les restaurants et cafés dans les villes de la région. Ce sont désormais, souvent, des Arabes du reste de l’Irak qui sont employés pour des salaires moindres, dans des secteurs bien définis. Car indépendamment de la réalité d’une « arabisation » par en bas dénoncée par certains, il est évident que les emplois occupés par des Arabes irakiens sont très visibles. Dans de nombreux cafés de la capitale régionale, il est même devenu difficile de se faire comprendre en kurde. 

Lors d’une expérience menée début juillet 2023, sur dix cafés et restaurants visités à Erbil, il a été impossible de se faire comprendre en kurde au premier abord. Il a souvent fallu insister pour qu’un serveur kurdophone ou anglophone ne vienne. Fait intéressant, on constate qu’il est plus souvent difficile de se faire comprendre en kurde dans les restaurants et cafés des grandes surfaces ou d’un certain standing, que dans les traditionnels et populaires cafés à chichas, où le kurde reste la langue dominante. 

Cette « visibilisation » de la langue arabe a des causes bien entendues : les contingents de touristes débarquant à Erbil viennent d’Irak, il importe donc que les serveurs et vendeurs des grandes surfaces parlent la langue de leurs clients. Pourtant, le fait qu’il ne soit plus possible, dans un certain nombre de lieux publics, de se faire comprendre en kurde, ne va pas sans créer quelques tensions.

« Je parle anglais, mais je refuse de le parler dans mon propre pays » nous confie avec une pointe d’agacement Brwa, jeune universitaire de Sulaymaniyah proche du mouvement Gorran. Ce qui le choque, ce n’est pas de parler anglais à proprement dire, mais de le parler avec des « concitoyens » établis dans la région. D’autant qu’aux traditionnelles rancœurs kurdes envers les Arabes irakiens s’ajoutent maintenant des accusations de concurrence déloyale. Là dessus, Brwa abonde : « Trouver un emploi de serveur est très compliqué. À Sulaymaniyah, ça va encore, mais à Erbil, cela est difficile du fait de la concurrence des Arabes. Et les salaires y sont, pour cette même raison, moins élevés. » 

Et comme toujours, au Kurdistan irakien, la question est affaire de partis politiques. Les deux grands qui se disputent la région depuis des décennies, le PDK et le PUK, s’accusent mutuellement de mener à l’arabisation du pays. Le PDK reproche au PUK sa politique jugée « conciliatrice » vis-à-vis de Bagdad, de choisir l’option irakienne contre l’unité kurde. À Sulaymaniyah, en revanche, on raille l’omniprésence de la langue arabe dans certains secteurs. « Lorsqu’un Arabe s’installe à Sulaymaniyah, il apprend le kurde. Lorsqu’un Arabe s’installe à Erbil, c’est le Kurde qui se met à parler arabe. » nous raconte Brwa, facétieux. Et il faut reconnaître que, dans les faits, la langue arabe semble s’être mieux implantée à Erbil qu’à Sulaymaniyah. Ce qui semble moins le fait d’une politique menée par les autorités de Sulaymaniyah que par l’attrait moindre de cette ville par rapport à la capitale, Erbil.  

3. Américanisation par le haut

Les écoles privées ont fleuri depuis deux décennies au Kurdistan irakien. On en compte des dizaines, la plupart implantées dans les trois capitales provinciales du Kurdistan irakien (Sulaymaniyah, Erbil et Duhok). Toutes sont onéreuses et réservées à une élite restreinte. La langue d’enseignement principale y est, conformément aux souhaits des parents fortunés, l’anglais.

« Le système éducatif kurde est défaillant. Les classes sont surchargées, les enseignants mal formés. Il n’y a que les écoles privées qui offrent un cursus anglophone de qualité, qui leur permettra d’étudier à l’étranger et de trouver un bon poste par la suite. » Muhammad a fait le choix d’inscrire ses deux filles dans une école privée d’Erbil. Il n’appartient pas aux hautes sphères à proprement parler, mais, cumulant plusieurs postes dans des établissements d’enseignement supérieur, ses revenus sont confortables et bien supérieurs à la moyenne.

« Le kurde est notre langue, il est donc normal de l’apprendre et de la cultiver. Mais en ce qui concerne l’enseignement supérieur, il ne faut pas se leurrer : la plupart des publications scientifiques se font aujourd’hui en anglais et il vaut mieux maîtriser cette langue le plus tôt possible afin de ne pas être handicapé dans ses études supérieures. » Lui-même enseignant, Muhammad sait de quoi il parle. Un rapide coup d’œil aux librairies universitaires d’Erbil saurait difficilement lui donner tort. Certes, une kyrielle d’ouvrages en sciences sociales ont bien été traduits en kurde, mais l’anglais reste omniprésent, le seul, presque, en ce qui concerne les sciences dures. Ne pas maîtriser l’anglais pour les Kurdes aspirant à des études longues ou, a fortiori, à étudier à l’étranger constitue donc un handicap certain. Toutefois, la scolarisation dans des établissements anglophones à un âge où l’acquisition de la langue maternelle est un processus inachevé ne va pas sans susciter quelques inquiétudes.

« Parmi mes élèves, beaucoup maîtrisent mieux l’anglais que le kurde. » nous confie Mîr, enseignant dans une école privée de Sulaymaniyah, avec une pointe d’inquiétude. Car si la maîtrise d’une langue étrangère, l’anglais en l’occurrence, est perçue unanimement comme un plus, d’aucuns s’inquiètent de ce que l’anglais finisse par prendre le dessus dans certains milieux aisés. Les écoles privées ne sont d’ailleurs pas le seul vecteur de la langue anglaise au Kurdistan. Les séries américaines, les dessins animés ou les vidéos à destination des enfants qui foisonnent sur « Youtube » sont, de loin, les plus regardées par les enfants locaux. Les craintes de certains de voir un jour l’anglais supplanter le kurde dans les couches aisées de la population sont-elles toutefois fondées ? 

« Je ne crois pas qu’il y ait un risque d’américanisation totale, ou que la langue kurde finisse par reculer. Cela est très exagéré, ceux qui le prétendent sont des nationalistes, voilà tout. », affirme Muhammad. Pourtant, force est de constater que l’anglais a bien fini par remplacer le kurde dans certaines familles, parfois jusque dans le cadre familial. Dans les cours de récréation des écoles privées de Sulaymaniyah, il est très courant d’entendre des enfants kurdes parler anglais entre eux, sans que personne ne les y pousse, y compris dans les écoles maternelles. Certains parents anglicisant s’obligeant même à parler anglais avec leurs enfants dans le cadre familial.

Le kurde, dans ses différentes variations dialectales semble donc s’être trop solidement implanté au Kurdistan irakien pour y être sérieusement menacé. Pourtant, il est clair que la langue a perdu beaucoup de son prestige symbolique ces dernières années. L’heure n’est plus, comme dans les années 1980, à la libération nationale, à l’affirmation identitaire contre le rouleau compresseur de l’arabisation, mais à la recherche de perspectives économiques. L’ancienne génération a lutté pour la reconnaissance et le renforcement des positions du kurde ; la nouvelle, née dans la réalité d’une entité politique kurde apparemment indéboulonnable, s’est fixé d’autres objectifs. C’est donc, paradoxalement, la force du kurde qui a permis les conditions de son évincement de plusieurs secteurs. Car si l’implantation de l’arabe dans les services et la restauration résulte du pragmatisme économique, il en va de même dans l’éducation où le kurde est considéré comme intrinsèquement restrictif. Les critiques formulées occasionnellement contre ces deux tendances amèneront-elles à endiguer le phénomène ? Rien n’est moins sûr à en juger les discours des principaux concernés.


  1. Le Badînî, le Soranî, le Hawramî (Goranî) et quelques locuteurs du kurde du Sud, dans la région de Khanaqin.
  2. Selon le recensement de 2018, 51% des résidents de la région autonome vivaient avec un revenu entre 500 000 et 1 000 000 de dinars par mois, et 36% avec moins de 500 000 dinars par mois. 
ViaEnguerran Carrier