by: Ali Faez

La situation demeure tendue en Irak suite à la révolution de Achoura qui a vu les deux blocs politiques dominant le parlement se déchirer sous couvert de rivalité viscérale entre Moqtada Al Sadr et Nouri Al Maliki durant l’été. Hérault des opprimés et des nécessiteux, Moqtada al Sadr tente depuis plusieurs années de s’entourer de l’aura d’un chef luttant contre la corruption. Les actions de ses commandants locaux montrent pourtant que son mouvement est au cœur du système de violence et de corruption qui mine l’Irak depuis près de deux décennies. 

Durant la guerre civile entre 2006 et 2009 en Irak, la milice de Moqtada al Sadr, l’armée du Mahdi, a orchestré des nettoyages ethniques conduisant au meurtre de dizaines de milliers de civils. Les opérations militaires et criminelles de l’armée du Mahdi se sont appuyées sur des leaders appelés les « commandants du front ». À titre d’exemple, Ismail Hafez Al-Lami, connu sous le nom de guerre d’Abou Der’a, domine une grande partie de la capitale. Il est connu pour son rôle dans les massacres de sunnites et toujours impuni depuis.

Le cas de Kifah Al-Kreiti

Dans la province de Diwaniyah, le commandant Kifah Abdul-Mahdi Al-Kreiti, fait la pluie et le beau temps depuis longtemps. Ici, les habitants l’appellent le « vrai gouverneur ». Certains d’entre eux le surnomment le Abou Der’a de Diwaniyah tant ses méthodes brutales rappellent celles du commandant susmentionné. L’histoire de Kifah Al-Kreiti est caractéristique des leaders sadristes. Pour leur sécurité, nous avons choisi des alias aux intervenants ayant témoigné pour ce reportage. Le risque est en effet grand de perdre un emploi ou de subir des répercussions physiques pour avoir témoigné du chaos et de l’impunité qui règne dans leur ville. 

Avant 2003, Kifah al-Kreiti, alternait les boulots, se souvient Abou Abdullah (51 ans), un citoyen de Diwaniyah: « Il a été tour à tour vendeur de légumes puis livreur de fioul  à l’aide d’une charrette tirée par un âne. Il se rendait chez les gens pour remplir leurs réservoirs contre un peu d’argent dans le quartier d’Alwa al-Makhdar, à Diwaniyah. Vêtu de haillons, son visage exprimait la misère de son quotidien ».

En 2003, Kifah était un inconnu, mais son frère Najah avait rejoint l’armée du Mahdi sous le contrôle de Moqtada Al-Sadr. Najah était un chef ayant combattu les forces d’occupation et l’ex-garde nationale irakienne. Il fut tué fin 2005 et sa mort offrit à Kifah l’opportunité de devenir lui-même combattant à Diwaniyah au sein de la milice de Najah.

Kifah est rapidement passé de l’ombre à la lumière. Les habitants de Diwaniyah se souviennent du jour où un hélicoptère américain a largué des affiches au-dessus de la ville: l’annonce présentait la photo d’un homme avec des traits durs, le regard perçant et le crâne dégarni. Au-dessus de l’image, on pouvait lire: Recherché par la justice, et en dessous apparaissait le nom de Kifah Al-Kreiti avec une promesse de récompense à hauteur de 10 000 dollars. Dès ce jour, Kifah est devenu célèbre.

Rahman Fuad, un citoyen de Diwaniyah a été témoin du plus grand crime commis par Kifah et son groupe, raconte : « En 2006, le groupe de Kifah al-Kreiti a réussi à capturer et exécuter treize soldats irakiens. Les victimes ont été enfouies dans des dalles de ciment après que leurs corps aient été mutilés dans une euphorie générale exprimée par les meurtriers savourant leur victoire ». On trouve les détails du témoignage de ce citoyen sur le site Internet de la magistrature suprême irakienne.

Une intervention parlementaire

Après ce crime horrible et le lancement de l’opération « Knight’s charge » par les forces américaines en 2008, le parcours d’Al Kreiti est flou. Il aurait été arrêté mais la nouvelle de se son arrestation s’est répandue sans convaincre.  Une version plus plausible suggère qu’il ait été transféré clandestinement en Iran. Dernièrement, la déclaration de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki (en poste entre 2006 et 2014) dans l’enquête « Irak – la destruction d’une nation, partie IV » appuie cette version: « L’opération Charge des Chevaliers, a poussé de nombreux chef de milices à fuir vers l’Iran. A ce moment-là, les Iraniens m’ont appelé pour me dire “Ils sont à la frontière. Ils veulent passer”, alors je leur ai dit : “Emmenez-les chez vous, je ne veux plus qu’ils reviennent en Irak !” » De retour à Diwaniyah après les troubles, Al-Kreiti peut compter sur des soutiens locaux. Baha al-Araji, un ancien député ayant quitté le mouvement sadriste, prononcera une éloge au chef de milice alors un célèbre discours de soutien au chef de guerre: « Diwaniyah est la demeure de la noble résistance de Kifah Al-Kreiti ».

Dans un quartier reculé de Diwaniyah, où les routes ne sont pas pavées et où les immeubles tombent en lambeaux, vit la famille d’un des soldats exécuté sous les ordres d’Al-Kreiti. Baqir Abdullah,21 ans et le fils d’une des victimes, raconte : « Je me souviens des cris de ma mère et du reste des femmes qui se sont rassemblées dans notre maison. Je ne savais pas à l’époque ce qu’étaient les milices et les gangs. Tout était flou pour moi. Je n’ai pas compris les raisons de l’exécution de mon père ». Derrière Baqir, une photographie de son père est encadrée. L’homme sourit, son arme au poing. Dans un coin de l’image: une ligne noire, avec la date de sa mort.

Baqir continue, les larmes aux joues : « Ils m’ont dit que mon père avait été exécuté d’une balle dans la tête. Quand ils ont lavé son corps, ils ont trouvé des signes de torture brutale, de coups de de couteaux et de pierres ». Baqir soupire et continue d’une voix tremblante : « Nous avons ensuite eu peur, que ceux qui ont tué mon père nous poursuivent et nous tuent tous, donc nous n’avons pas intenté de procès. Quand le pouvoir des milices s’est un peu affaibli, nous avons lancé une action en justice. L’angoisse tenaille toujours notre famille car le tueur et son groupe vivent une vie normale, et c’est nous, la famille de la victime, qui avons peur ».

Tueur à gage et entrepreneur

Selon l’avocat Abdallah Baqr, Kifah Al-Kreiti contrôle trois secteurs à Diwaniyah : la santé, la municipalité et l’éducation: « Il peut embaucher et licencier des administrateurs publics par la force des armes et avec la protection du mouvement sadriste. Il obtient également des contrats et redevances des services publics. Il contrôle un groupe armé d’une vingtaine de personnes qui a des véhicules neufs, (dont certains financés par le gouvernement), et des armes sophistiquées. Ses fils, Muntazer et Hussein publient souvent des photos et des vidéos avec armes et matériel militaire pour intimider les gens et les forces de sécurité ». L’avocat explique avoir été sollicité par la famille d’une victime assassinée par les hommes de Al-Kreiti. Mais après avoir commencé son travail, une bombe trouvée sous sa voiture l’a contraint à se retirer de l’affaire.

Un officier de sécurité a confié à The Red Line qu’Al-Kreiti est un membre du Comité pour les Droits des Victimes de l’Occupation et de l’opération Knight’s charge: Cela lui permet d’extorquer les compensations destinées aux victimes. « Al-Kreiti a ainsi redistribué de manière arbitraire la somme de 79 millions de dinars irakiens (près de 55,000 dollars américains) et des pensions de retraite de 2 millions de dinars (environ 1370 dollars américains par mois) à ses proches. » L’officier ajoute : « Pour être enregistrée dans la liste de bénéficiaires, chaque personne est obligée de payer un pot-de-vin de 50 millions de dinars à Kifah. Selon cet officier, Kifah al Kreiti signe également des contrats en tant que tueur à gage, recevant des sommes énormes pour éliminer des personnalités d’influence dans son gouvernorat. »

The Red Line a consulté le compte officiel d’Al-Kreiti sur Facebook, qui déborde de posts de louanges du leader du mouvement sadriste et de sa participation dans la révolution d’Achoura, qui s’est transformée en une confrontation violente entre les supporter de Moqtada Al Sadr et ses rivaux politiques l’été dernier.

Dans un autre post Facebook, il a par ailleurs publié une photo avec des chefs des tribus de Diwaniyah. On trouve aussi des messages de soutien à des personnalités que les habitants de Diwaniyah estiment corrompues. Dans un de ces posts, Al-Kreiti écrit : « Les Brigades de la Paix et moi soutenons Lamia Hasnaoui. Personne ne peut la faire démissionner tant que nous la soutiendrons ». Mme Hasnaoui était la directrice générale de la Santé à Diwaniyah et a finalement été licenciée l’année dernière à la suite à des révélations de corruption. Face à ses nombreux détracteurs, Kifah Al Kreiti se dit « entrepreneur », comme tout autre citoyen irakien. 

Sur la touche

D’après certaines sources au sein du ministere de la justice, plus de 14 procès de terrorisme et de meurtres sont en cours contre Al-Kreiti. The Red Line a obtenu des documents montrant des détails de ces procès où il a été condamné selon l’article 4 de la loi sur le terrorisme.

Les habitants de Diwaniyah accusent Al-Kreiti et son groupe d’avoir assassiné le militant Thaer Karim Al Tayeb en posant une bombe sous sa voiture le 25 décembre 2020. Cependant, une source au sein d’un appareil de sécurité irakien de haut rang exclut toute implication d’Al-Kreiiti dans l’assassinat de Tayeb: « Thaer avait une bonne relation avec les sadristes à Diwaniyah; il était respecté et apprécié par eux. Il n’avait pas de contentieux avec Al-Kreiti dans la ville ». C’est pourquoi notre source suggère qu’il ait été la victime de factions d’État ciblant des militants et des journalistes de la province, avant d’ajouter que « le pouvoir judiciaire est celui qui a le dernier mot sur cette question ».

Le 17 juin dernier, Saleh Muhammad Al-Iraqi, un conseiller de Moqtada Al-Sadr, a publié une déclaration annonçant l’exclusion de Kifah Al-Kreiti de la milice.. Le conseiller a indiqué qu’elle exploitait le nom de la famille Al-Sadr, et la notion de jihad pour voler l’argent du peuple. La déclaration stipulait que tous les membres cités devaient se repentir avant de pouvoir rejoindre le mouvement sadriste. La déclaration décrit les actions du groupe comme scandaleuses et abusives, appelant les membres des Brigades de la Paix (la milice de Moqtada al Sadr) à ne plus entretenir de relations avec eux.

Malgré cet anathème, Al-Kreiti reste présent à tous les événements du mouvement sadriste à Diwaniyah comme dans d’autres provinces. The Red Line a obtenu des images prouvant la participation d’Al-Kreiti à une manifestation appelant à la fermeture des locaux et de la mosquée du marja’ (guide spirituel chiite) Mahmoud Al-Sarkhi. Dans une autre, il appelle la municipalité à annuler les permis de vente d’alcool auprès de distributeurs de la ville. Selon ces images, Al-Kreiti marchait à côté de Hussain Al-Kassir, l’imam de la mosquée de Diwaniyah et d’autres chefs religieux du mouvement sadriste. Suite à ces manifestations, Al-Kreiti a fait plastiquer un bar qui avait obtenu un permis officiel, et a participé à l’incendie du bureau de Mahmoud Al-Sarkhi dans le centre-ville.

S’exprimant sous couvert de l’anonymat, un militant du mouvement Tishreen estime qu’il est impossible pour le mouvement sadriste d’expulser réellement Kifah Al-Kreiti.  «Il contrôle une bonne partie de l’économie de la province à tel point qu’il a plus de pouvoir que le gouverneur. Al-Kreiti sert les intérêts du courant sadriste. Les déclarations d’exclusion du parti sont symboliques et n’ont d’autre but que de faire de la propagande médiatique. La réalité est qu’Al-Kreiti rend énormément de services que personne d’autres ne peut proposer. Le renvoi d’Al-Kreiti pourrait d’ailleurs le pousser vers d’autres milices plus radicales encore, ce que ne souhaite pas Muqtada Al Sadr car les éléments séditieux révèlent généralement les secrets du mouvement et ses points faibles», explique-t-il.

Plusieurs photos obtenues par The Red Line montrent al-Kreiti’s participant à la campagne éléctoral d’Haider Haddad al-Khafaji, un parlementaire ayant récemment quitté le bloc sadriste. D’autres le montrent en train de participer à la révolution de “Ashoura ” soit le soulèvement orchestré par Moqtada al Sadr contre le parlement suite à l’impasse politique dans laquelle il se trouvait.

Dans ce contexte, The Red Line a entrepris des recherches sur le site web de Moqtada al-Sadr, trouvant un document singulier daté du 23 février 2012. Le texte lit: “Son éminence, Hujjat al-Islam et les Musulmans, le chef Moqtada al-Sadr, que dieu les honore, ont répondu à la lettre de repentance présentée à son éminence par le dit Kifah al-Kreiti, qui déclare sa non-implication dans tout acte de dissidence tout en promettant de Dieu de rester sur un chemin de pureté.” Le document montrant la réponse de al-Sadr’s de sa main ainsi que son sceau ont été supprimées, mais The Red Line a obtenu une image d’autres sources révélant sa réponse : “Pour ma part, j’accepte votre repentance et je demande à Dieu de l’accepter et de la rendre irréversible. Je souhaite que le monde ne vous tentera pas de nouveau et que vous serez patient dans votre peine et je souhaite que chacun tournera la page du passé.

Il est important de noter que la faction dissidente en question est celle qui a défection du mouvement sadriste pour rejoindre la milice de Asa’ib Ahl al-Haq menée par Qais al-Khazali. Ce document est une preuve que l’expulsion de Kifah et moins dûe à ses actions criminelles qu’à la question de la loyauté et à l’obéissance envers al-Sadr.

Malgré les crimes de al-Kreiti’s et que son nom fasse frémir les habitants de Diwaniyah, The Red Line a pu obtenir des documents attestant de la complicité de certains membres des forces de sécurité avec al-Kreiti et son groupe. Al-Kreiti a posté des photographies honorant plusieurs agents de sécurité dans la ville, dont un brigadier général.

L’arrestation d’Al-Kreiti, entre fiction et réalité

Sous couvert d’anonymat, un employé dans le service de communication de la police de Diwaniyah nous révèle les dessous de l’arrestation d’Al-Kreiti le 5 septembre dernier. Selon lui, elle n’est pas lié à son implication dans le meurtre de membres des forces de sécurité mais plus à la destruction dudit bar le 22 juillet dernier et à l’intervention de ses hommes de mains devant les états-majors des services de sécurité de Diwaniyah. A cette occasion, ses sbires ont jeté des grenades sur les portes du bâtiment en réponse à plusieurs amendes visant une station service contrôlée par Al Kreiti suite à des irrégularités y ayant été constatées.

Selon la même source, le propriétaire du bar a profité de ses relations fortes avec des officiers de sécurité à Bagdad pour dévoiler les crimes d’Al-Kreiti, entraînant son arrestation. Malgré cela, les habitants de Diwaniyah ne sont pas optimistes. Ce n’est pas la première fois qu’un chef de milice criminel va en prison avant d’être libéré ou de voir son procès interrompu grâce à l’intervention de personnes influentes.

Comme pour tant d’autres criminels, la crédibilité du système judiciaire irakien est en jeu. Si Kifah Al-Kreiti parvient à obtenir sa libération dans les jours à venir, ce sera un nouveau revers pour les victimes de ses exactions et un signal de plus que l’État de droit n’a résolument pas sa place dans le pays.

ViaAli Faez