Dans l’ombre des villes irakiennes, on trouve les vestiges de nombreux projets inachevés : d’innombrables structures, abandonnées dépérissent sur place. Leurs structures muettes et creuses se hérissent face au vent implacable, tandis que des chiens errants cherchent refuge parmi ces vestiges délabrés de ce qui fut jadis la promesse du développement. Ces squelettes disséminées dans la plupart des provinces irakiennes sont multiples: complexes résidentiels ou stades, en passant par les ponts et les projets d’infrastructure – tous destinés à l’origine à la grandeur, mais qui ne sont plus que des spectres de la gloire qu’ils devaient symboliser.

Dans cet article, nous nous penchons sur l’impact de ces projets abandonnés, un reflet troublant de la corruption qui afflige le pays depuis 2003 et qui continue d’affliger la nation. En utilisant le pont Al-Jumhuriyyah à Diwaniyah et le grand projet d’égouts de Hilla comme points focaux, The Red Line tente de mettre en lumière l’ampleur de ce problème.

Selon un rapport du ministère de la planification datant de 2022, 1 452 projets publics sont à l’arrêt, siphonnant par là même la somme effarante de 24 000 milliards de dinars (plus de dix-huit milliards de dollars) avant d’être mis à l’arrêt. En 2023, le nombre de projets à l’arrêt a été ramené à 1 171, suite à de nombreux efforts pour relancer les travaux publics en Irak.

Cependant, l’impact de ces structures abandonnées vont au-delà de la seule question fiscale. L’impact sur la santé et la sécurité de la main-d’œuvre impliquée dans la construction et l’entretien de ces structures est une facette moins étudiée, mais pourtant essentielle de ce problème. Dans la précipitation de l’arrêt des opérations, les protocoles de sécurité sont souvent négligés, transformant ces sites en environnements dangereux. En outre, les conséquences sanitaires pour les communautés locales résidant à proximité de ces structures abandonnées ont été largement sous-estimées.

“Al-Jumhuriyyah” : Une décennie de retards et de résilience

Sur un carrefour animé du gouvernorat de Diwaniyah, les ouvriers sont absorbés dans une symphonie de construction au milieu des statues de piliers en béton qui s’étendent dans diverses directions. Ces monolithes, aujourd’hui recouverts de poussière, portent les traces d’un projet vieux de dix ans, connu sous le nom de pont Al-Jumhuriyyah.

Ce projet, qui a connu une interruption de dix ans, est en train de reprendre vie. Financièrement, l’ambitieux projet de pont de Diwaniyah pèse environ 35 milliards d’euros. Son importance logistique est indéniable. Cette intersection cruciale promet de réduire les embouteillages en reliant les axes nord, sud et est de la province. Le regain de ferveur récente autour de son développement fait suite à une visite sur place du Premier ministre irakien, qui a insisté sur l’achèvement de ce pont longtemps délaissé.

Dans une interview accordée à The Red Line, M. Khaled Al-Tamimi, secrétaire du gouverneur de Diwaniyah, a expliqué que le projet s’était embourbé depuis trop longtemps et était censé être achevé en 2021. Outre le pont Al-Jumhuriyyah, le vieux pont Al-Jarara, vestige du siècle dernier, doit également être restauré.

M. Al-Tamimi fait remarquer que le ministère est responsable de la lenteur des progrès du projet, précisant qu’ “[il] n’est pas un projet régional, mais relève de la compétence du gouvernement central de Bagdad”. 

Rokn Al-Jamal, l’entreprise chargée de la construction du pont de la République, a rejeté la responsabilité des retards sur les responsables locaux. Pourtant, lors d’une réunion avec le gouverneur de Diwaniyah en février 2022, des représentants de l’entreprise ont promis d’achever le projet dans un délai de six mois. Quatre mois après cette promesse, l’achèvement de la structure se fait toujours attendre. Début mai 2023, la première phase du pont a été inauguré alors que plus de 60% de la construction est désormais accomplie.

Dans une interview accordée à The Red Line, une source du ministère de la construction et du logement a admis que le projet du pont de Al-Jumhuriyyah a été marqué par la stagnation depuis son lancement en 2014.

Le projet fait partie du programme budgétaire d’investissement du ministère de la Construction et du Logement depuis 2013. Il a ensuite été lancé le 22 janvier 2014, avec un délai contractuel de 540 jours. Malheureusement, le projet a été interrompu brusquement en raison d’ambiguïtés invoquées par le ministère de la planification.

Selon le ministère de la planification, une équipe d’ingénieurs experts a été envoyée sur le site du projet. L’équipe a rencontré une série d’obstacles qui ont contribué au retard. Parmi les complications identifiées figuraient des études préliminaires et des conceptions inexactes, qui ont entraîné une modification en profondeur des plans initiaux de tunnel et du pont envisagés, au profit de deux ponts séparés à des niveaux différents. En outre, une question non résolue concernant la mise à jour du calendrier d’avancement du projet a entraîné des retards supplémentaires.

Malgré les retombées extrêmement positives qu’un tel projet pourrait avoir pour la province de Diwaniyah, il n’a pas non plus pu être achevé dans le cadre du budget 2022 de la province, qui s’élevait à 490 milliards (le plus important de l’histoire de Diwaniyah). L’avenir de ce pont, toujours entouré d’incertitude, reste une lueur d’espoir vers laquelle les habitants de Diwaniyah se tournent pour un avenir plus serein et moins encombré.

Le projet d’égouts de Grand Hilla

Plus au nord de Diwaniyah se trouve le gouvernorat de Babil, on retrouve un autre cas préoccupant : des mares d’eau stagnante remplissent la terre, sans avoir été drainées depuis les dernières pluies. Ces flaques d’eau, qui ne sont que des lieux de reproduction pour les moustiques, sont un autre symbole monumental de projet interrompu en Irak.

Dans l’interview qu’elle a accordée à The Red Line, une employée du gouvernement, qui a choisi le pseudonyme d’Umm Yasser, a fait part de son expérience directe concernant les perturbations du projet qui remontent à plus de dix ans. Umm Yasser décrit avec précision comment le développement de cette infrastructure majeure a été négligé : “Les opérations d’excavation le long de la rue 60, une artère clé reliant quatre provinces, ont été suspendues pendant des mois, reportant systématiquement ce projet apparemment sans fin, dont les retards répétés sont restés inexpliqués pendant des années.

Amir Al-Maamouri, représentant de la commission parlementaire des services, a raconté plus en détail le parcours tumultueux du projet: “Le projet d’égouts de Hilla a connu plusieurs phases. Au départ, il était prévu d’intégrer des lignes d’égouts primaires suivies d’un réseau complet s’étendant au noyau de la ville de Hilla, la capitale de Babil, et à ses principaux quartiers, y compris Sob al Kabir et Small Sob al Saghir. Malheureusement, le financement n’a pas été à la hauteur, poussant l’Etat à obtenir un prêt britannique de 400 milliards en 2017 et 2018”, détaille-t-il.

L’allocation d’une somme aussi importante aurait dû faire de Al-Hilla le gouvernorat le plus avancé d’Irak en termes de systèmes d’assainissement en Irak. Mais ces rêves se sont rapidement évanouis lorsque les eaux de pluie ont commencé à se mêler aux lignes de drainage incomplètes du projet.

M. Al-Maamouri a imputé le retard du projet à des “conflits internes entre les entreprises, certains groupes politiques tentant d’obtenir le monopole de la mise en œuvre du projet”. Ces luttes en coulisses ont entraîné une extension du calendrier de 2018-2019 à 2023. À ce jour, le projet reste bloqué en raison de ces conflits persistants”. a ajouté M. Al-Maamouri.

Soulignant les répercussions de ces conflits, M. Al-Maamouri a également indiqué que les habitants de Hilla ont fait les frais de ces disputes administratives, endurant les inondations causées par les récentes pluies qui n’ont pas été évacuées.

Le représentant a indiqué qu’un dialogue a été entamé avec le bureau du Premier ministre, le ministère de la planification et d’autres parties concernées afin de résoudre le problème : “L’intervention du pouvoir judiciaire a permis au bureau du Premier ministre de prendre des mesures décisives, puisqu’il a finalement attribué le projet à une entreprise privée il y a quelques jours”, a-t-il expliqué.

Cependant, M. Al-Maamouri a souligné le lourd tribut que le retard de ce projet a causé à la province, entraînant un retard dans la fourniture de services et l’entretien des rues. “Globalement, il s’agit d’un revers persistant pour le développement des infrastructures de la province.

Ce sont les citoyens qui ressentent le plus durement les effets néfastes des projets retardés. Des heures interminables sont perdues dans les embouteillages, tandis que les moyens de subsistance des habitants sont affectés par ces projets qui s’éternisent de manière injustifiée. S’adressant à The Red Line, M. Adnan Al-Sharifi, un expert juridique, précise que les citoyens ordinaires ne peuvent pas intenter de procès contre les responsables de ces projets à moins d’avoir subi des dommages personnels – un préjudice infligé à l’individu en raison du retard du projet et non de sa simple procrastination des responsables.

M. Al-Sharifi a donné un exemple illustratif : “Imaginez que la femme d’un homme soit en train d’accoucher, mais que la route menant à l’hôpital soit bloquée en raison d’un projet de construction de pont en retard. Le retard qui s’ensuit entraîne des complications médicales et la mort tragique de la femme. Dans ce cas, il aurait effectivement le droit d’intenter une action en justice en raison du préjudice personnel subi. Toutefois, cette disposition ne s’applique que si un projet dépasse sa date d’achèvement officielle, et non pas pendant le délai d’exécution prévu”.

L’expert a également décrit les entités responsables de la supervision de ces projets bloqués. Il s’agit notamment de la Commission d’intégrité, du Bureau de contrôle financier, du Parlement, ainsi que des entités référentes ou contractantes telles que les municipalités, les gouvernorats, le ministère de la construction et tout autre organisme officiel responsable du projet.

Le déclin de la qualité du service public est palpable dans diverses infrastructures, notamment les routes, les ponts, l’approvisionnement en eau, les égouts, l’aménagement urbain, et bien d’autres, malgré les importantes dotations budgétaires allouées aux ministères des services.

La corruption et la question des projets fantômes sont des obstacles importants au développement des infrastructures. Dans une révélation importante en février 2020, Mohammed Al-Jubouri, ancien conseiller au ministère de la planification, a déclaré que les fonds alloués à des projets de développement dont les premières pierres ont déjà été posées auraient pu être utilisés pour reconstruire les régions dévastées par la guerre. Les projets abandonnés couvrent différents domaines, de la construction d’hôpitaux et de stades à celle de centrales électriques, de complexes résidentiels, de réseaux d’égouts et d’autres initiatives telles que des écoles préfabriquées en acier.

En Irak, la question des projets fantômes est un indicateur majeur de la corruption. La commission parlementaire des finances a rapporté que ces projets ont coûté au pays une perte stupéfiante de plus de 200 milliards de dollars entre 2003 et 2013. 

ViaSam Mahmood, Nabaa Mushriq, Mohammed ALZAIDAWI