Bien que les familles irakiennes soient généralement dirigées par des hommes, des études ont montré que celles menées par des femmes sont plus vulnérables à la pauvreté. Selon un rapport du Programme des nations Unies pour le développement (PNUD), les familles dirigées par des femmes et ne recevant pas d’argent de la part de leurs proches (et donc d’hommes) ont des taux de pauvreté plus élevés. Les femmes sont également plus susceptibles de se retrouver au chômage. En comparaison des hommes, elles sont plus souvent sujettes aux réductions des aides sociales ainsi qu’à l’insécurité alimentaire en raison de leur faibles niveaux de revenu total.

« Accoucher et élever des enfants »

Selon une étude menée par la Banque mondiale en 2007, 22,7% des familles irakiennes vivent sous le seuil de pauvreté. Les femmes font face à des difficultés encore plus grandes, car le revenu moyen des familles dirigées par des femmes est de 15 à 25% inférieur à celui des familles où les hommes prédominent.

Lina Ali est une mère trentenaire de deux enfants. Elle s’est séparée de son mari et travaille dans le domaine des droits des femmes pour la Campagne des Mères d’Irak. Cette campagne vise à prendre en charge près de 2 millions de femmes divorcées ou veuves souffrant de restrictions de mouvement et d’entrave dans leur droit au travail de la part de proches tandis que le gouvernement demeure inébranlablement coi devant cette urgence sociale.

Avec une voix pleine de désespoir et de détresse, Lina qualifie la société irakienne de « patriarcale avec des coutumes sociétales dépassées qui entrainent des souffrances profondes pour de nombreuses femmes ainsi que des complexes psychologiques quand elle ne pousse pas certaines d’entre elles à fuir leur maison ou à se suicider”. Lina soutient que la société considère les femmes comme des citoyennes de seconde zone, considérées comme plus faibles que les hommes en raison de leur constitution physique. “En Irak, la mission principale accordées aux femmes est de donner naissance et d’élever des enfants uniquement”, ajoute-t-elle. Cette condition sociale les laisse généralement sans aucune indépendance financière.

Corroborant cette vision, le porte-parole du ministère de la Planification, Abdul-Zahra Al-Hindawi, a déclaré à The Red Line que les valeurs irakiennes traditionnelles ont privé de nombreuses femmes d’opportunités professionnelles car elles n’ont pas la même éducation que les hommes: «Alors que l’analphabétisme est d’environ 8 % chez les hommes, il atteint 17 à 20 % chez les femmes », note-t-il.

M. Al-Hindawi souligne également que le niveau académique affecte grandement les opportunités de travail. « Plus le niveau d’instruction est élevé, plus les opportunités et de bons salaires sont grandes, » déplorant au passage le manque d’accès à l’éducation pour de nombreuses filles. Le porte-parole ajoute aussi que la perception de la société selon laquelle les femmes sont faibles et moins capables d’accomplir des tâches a incité de nombreuses familles à les empêcher de travailler même si des occasions se présentent pour elles. Cela a largement affecté l’indépendance économique des femmes ».

Pourtant, certaines femmes, comme Lina, ont pris les choses en main et ont défié cette discrimination sociétale. « Je me considère comme une rebelle face aux normes de ma société car bien qu’étant une femme divorcée, je suis arrivée à posséder et gérer mon projet personnel malgré le fait d’avoir souffert de chantage, de fortes pressions et de harcèlement dans la plupart des lieux de travail où j’étais employée après mon divorce. » Lina a subi des violences pendant son mariage qui l’ont poussée à quitter son emploi et à accepter une aide financière de la part sa famille. Néanmoins, son empressement à s’émanciper du patriarcat lui a donné la volonté d’aller plus loin et de trouver une nouvelle source de revenus. « Actuellement, j’ai deux emplois, car suite à mon divorce, la justice n’a pas garanti à mes enfants une pension alimentaire suffisante pour subvenir à leurs besoins , » a-t-elle expliqué.

Le rapport de l’Iraq Knowledge Network (IKN) révèle que seulement 13% des femmes en Irak âgées de 15 ans et plus participent à la population active, contre 72% des hommes.

Des millions de femmes irakiennes ne sont pas comptabilisées dans cette statistique car elles ne cherchent pas du tout de travail. Plusieurs sources indiquent qu’elles n’ont souvent pas le choix de travailler. Il est à noter que l’Irak avait une main-d’œuvre féminine importante dans les années soixante et soixante-dix. Le régime précédent dirigé par Saddam Hussein s’est largement appuyé sur cette main d’œuvre dans les années quatre-vingt.

Raisons de la dégradation de la situation des femmes

Pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988), l’ancien régime a promulgué de nombreuses lois telles que la loi unifiée du travail, qui vise à égaliser l’accès des femmes et des hommes à l’emploi ainsi qu’à réduire l’écart entre les sexes dans l’économie irakienne. Cela est en partie dû au fait que durant la guerre les femmes remplacent les hommes devenus soldats dans les usines, les agences gouvernementales et les petites entreprises. Néanmoins, dans les années 1990 et 2000, l’Irak a non seulement connu des guerres et des troubles internes, mais aussi un embargo économique sans précédent doublé de conflits sectaires qui ont conduit à un renversement des tendances progressistes initiées dans les décennies précédentes.

Selon ce que révèle le rapport du PNUD mentionné plus haut, la baisse des revenus financiers des femmes est due à la division traditionnelle du travail malgré la participation relativement forte de la main-d’œuvre féminine dans les années 1960 et 1970. En effet, certains éléments traditionnels de la société irakienne maintiennent l’hypothèse selon laquelle les femmes ne devraient pouvoir travailler que depuis leur domicile tandis que les hommes peuvent travailler à l’extérieur. Cela a largement affecté le taux de participation des femmes irakiennes à l’économie.

En conséquence, les femmes irakiennes ont progressivement perdu les droits qu’elles avaient acquis dans les années 1960, 1970 et 1980. Ce fait a été encore plus renforcé par des lois telles que la loi irakienne sur l’impôt sur le revenu qui prévoit des déductions fiscales supplémentaires pour les hommes mariés, en supposant d’emblée qu’ils sont le chef de famille et excluant de fait les femmes indépendantes de ces avantages bien que les veuves et les femmes divorcées bénéficient également de cette loi. Il y a aussi le droit du travail unifié interdisant quant à lui aux femmes de travailler le soir et de faire des heures supplémentaires lorsqu’elles sont enceintes. En plus de cela, les employeurs du secteur privé discriminent les femmes car ils préfèrent ne pas les embaucher en raison de leurs responsabilités envers leurs familles et leurs enfants.

Mme Al-Yassar, 19 ans, est mère d’une jeune fille. Cette jeune femme est une victime parmi d’autres du regard porté sur les femmes divorcées. Mme Al-Yassar a beaucoup lutté pour trouver un emploi compte tenu de sa situation sociale particulière : “J’ai dû quitter mon emploi de force à cause de mon mari. Après mon divorce, j’ai souffert des difficultés financières”, a-t-elle déclaré à The Red Line. La jeune femme poursuit : « Mon enfant est sous ma garde, les prix augmentent et la pandémie de Corona a réduit mon revenu mensuel », notant au passage qu’elle a développé son propre projet professionnel après son divorce et qu’elle exerce actuellement deux emplois afin d’offrir une vie décente à son enfant. Amère, cette jeune mère de famille déplore l’existence d’une défiance générale quant au recrutement des femmes divorcées en raison de leur statut social.

Membre de la commission parlementaire des droits de l’homme, Yusra Rajab, s’est entretenue avec The Red Line sur la question des inégalités de genre en Irak. Elle soutient que la grande différence de revenu financier entre les hommes et les femmes et le déclin de la situation matérielle des femmes sont liés à une série de facteurs. « Le premier est le regard de la société qui considère que les femmes ne peuvent ni ne doivent diriger d’entreprises. Deuxièmement, l’absence d’adoption par le gouvernement de lois contre la violence domestique qui garantissent la liberté des femmes et leur droit de choisir leur travail est hautement préjudiciable pour la condition de la femme dans le pays. »

Madame Rajab souligne que l’absence d’égalité juridique entre les hommes et les femmes et la faiblesse des réformes juridiques concernant leur place sur le marché du travail ont creusé l’écart salarial avec les hommes. “Certaines forces politiques du parlement irakien résistent à l’adoption de lois soutenant les femmes sur le marché du travail”, a-t-elle affirmé.

La membre de la commission a également indiqué que « le faible niveau d’éducation des femmes et les préjugés irrationnels de la société compliquant leur entrée dans la vie professionnelle, parallèlement à un favoritisme envers les hommes pour les offres d’emploi, ont conduit à des taux de chômage élevés chez les femmes. Cette situation est encore exacerbée par les mariages précoces, la violence et les conditions d’insécurité que subissent les femmes. » avant de conclure: « Bien que les femmes représentent 49 % de la population en Irak, le part dans l’activité économique est d’à peine 13,9 % de la catégorie productive totale. »

En 2018, l’Organisation Centrale des Statistiques (OCS), affiliée au ministère irakien du plan, a indiqué que le taux de chômage des jeunes femmes en Irak atteignait 56%, notant que « le taux de chômage des jeunes pour la tranche d’âge entre 15 et 29 ans s’élevait à 22,6 %. L’OCS souligne également que « le chômage chez les hommes pour cette catégorie s’élevait à 18,1 %, tandis que le chômage chez les femmes atteignait 56,3 % ».

Le Bureau central des statistiques a également révélé que le taux de participation des jeunes à la population active a atteint 36,1%, notant que « les jeunes hommes constituaient 61,6 % contre 8,8 % pour les jeunes femmes.

Écart entre les genres dans l’accès à l’emploi

Selon les statistiques de développement humain pour 2018, incluses dans le rapport de l’IKN, l’Irak a un écart important entre les sexes concernant l’accès aux avantages sociaux et économiques ainsi que pour la répartition des ressources. Les statistiques indiquent que les femmes sont privées de l’égalité des chances en matière de qualification et d’accès aux emplois publics. Cela a conduit à la réduction de leurs ressources financières provenant des budgets d’Etat, où le pourcentage alloué aux femmes dans les dépenses totales du gouvernement ne dépassent pas 28 %.

L’expert en affaires économiques, Salam Sumaisem, a souligné à The Red Line que les opportunités offertes aux hommes ne sont tout simplement pas disponibles pour les femmes, non seulement au niveau des emplois à revenu élevé, mais même pour les emplois à faible revenu. « Par exemple, les femmes d’affaires ne peuvent pas bénéficier d’appels d’offres auxquels les hommes accèdent. Cela signifie qu’ils ont plus d’opportunités que les femmes pour développer leur projet proffessionnel. »

Monsieur Sumaisem a également noté que la discrimination des femmes augmente le taux de pauvreté et compromet leurs possibilités de posséder des entreprises, même pour des projets modestes.

Dans son livre intitulé « Irak, le travail non structuré », l’experte-comptable national Hana Abdul-Jabbar Salih a mené une enquête sur la pauvreté en Iraq. Elle y écrit que la main-d’œuvre irakienne, qui était d’environ 9 millions de personnes en 2014, ne compte que 15,4% de femmes, contre 84,6 d’hommes. Cela explique l’énorme écart abyssal entre le chômage des hommes et celui des femmes en Irak.

Madame Hana Adwar, militante et membre du conseil d’administration de l’Association Al-Amal, souligne que l’Irak souffre de l’absence d’une loi sur le salaire minimum. « Il est également difficile de déterminer si des salaires égaux sont payés aux hommes et aux femmes pour le même travail. Par ailleurs, plusieurs cas de discrimination à l’égard des femmes concernant les promotions, la gestion, l’inégalité de traitement et de rémunération dans le secteur privé ont été constatés. La discrimination est également liée au congé maternel : les hommes sont considérés comme plus fiables car ils demandent rarement des congés ou des horaires spéciaux basés sur la garde des enfants et d’autres besoins. 

Selon les spécialistes économiques, l’amélioration financière de la condition des femmes en Irak devrait reposer sur de véritables réformes gouvernementales, comme obliger les familles à éduquer les femmes de la même manière que les hommes tout en abandonnant les traditions conservatrices dominantes qui entravent l’émancipation des femmes. Le gouvernement devrait également s’investir dans la limitation des mariages précoces tout en soutenant le développement du secteur privé (où les femmes peuvent le mieux d’épanouir) et en promulguant des lois adéquates afin de protéger les femmes.

ViaFadia Hekmat