Bien que les dernières élections aient modifié l’équilibre de pouvoir dans le Majlis al-Nuwab (le parlement irakien), la bataille politique n’a rien apporté de plus qu’une nouvelle impasse. En effet, les espoirs portés par de nombreux irakiens de réformer rapidement l’État ont été vite douchés lorsque l’ancien establishment, qu’ils rejettent, a prouvé qu’il était résilient et a conservé une majorité des sièges de l’hémicycle. 

Du fait des spécificités de la constitution irakienne, cette nouvelle impasse sera dure à dépasser. En effet, les blocs du parlement se partageant les 329 sièges doivent former une majorité pour former un gouvernement. Cet objectif s’est toujours avéré laborieux à atteindre et fragile à maintenir. Dans une démocratie fonctionnelle, à l’annonce d’un résultat électoral, les vainqueurs sont rapidement reconnus. La transition se doit d’être vite expédiée pour assurer le processus de gouvernance et pour que de nouvelles mesures politiques soient mises en place. Toutefois, en Irak, la bataille pour la suprématie est constamment renouvelée, sous le couvert de la démocratie consensuelle, aussi connue en Irak sous le nom de Muhasasa.

Au-delà de la démocratie consensuelle biaisée, la force brute reste de mise puisque de nombreux acteurs politiques n’hésitent pas à y recourir dès qu’ils ont le sentiment de perdre la main. En octobre dernier, l’instabilité chronique du pays a de nouveau fait surface lorsqu’un des principaux blocs du parlement (l’alliance du Fatah, composée de partis-milices (ou Fasa’il) entretenant des liens étroits avec Téhéran) a rejeté les résultats des élections et a poussé la provocation jusqu’à organiser de violentes manifestations dans le pays qui ont entraîné la mort d’au moins trois civils et des blessures à plus d’une centaine d’autres. Plus tard en novembre, le Premier ministre transitionnel, Mr. Mustafa al-Kadhimi, a essuyé une tentative d’assassinat par drone dans sa résidence à Bagdad, un évènement sans précédent. Bien que les responsables de cette opération n’aient pas été démasqués, une vague de critiques s’est élevée contre la branche la plus radicale des Fasa’il, les partis-milices proches de l’Iran. Les milices Kataeb Hezbollah (dont Abou Mahdi al-Muhandis était le dirigeant jusqu’à son assassinat en janvier 2020 par la CIA) et Asa’ib Ahl al-Haq (dont le dirigeant, Qais al Khazali, avait menacé directement le Premier ministre irakien) ont étés particulièrement visés par ces accusations.

Le message des élections

Les résultats des élections d’octobre 2021 ont surpris concernant le déclin des partis-milices. Elles ont toutefois réaffirmé leur légitimité puisqu’elles ont conservé seize sièges au parlement. Néanmoins, “[l]e but de ces élections était de briser la roue du système politique sectaire et non pas d’asseoir sa légitimité”, explique l’analyste politique irakien Farouk Fayyad. 

Ces élections anticipées étaient une des nombreuses demandes de la rue, qui souhaitait également faire la lumière sur la mort de centaines de manifestants et militants depuis octobre 2019. Mr. al-Kadhimi avait lui-même promis qu’il ferait tout en son pouvoir pour faire la lumière sur ces événements, sans tenir parole jusqu’à aujourd’hui. Ironiquement, les résultats électoraux montrent que les citoyens ont choisi de sanctionner les Fasa’il. “Les partis milices ont perdu en légitimité du fait de leur participation aux meurtres de nombreux innocents”, ajoute Mr. Mr. Fayyad.

Avec le compte à rebours des élections enclenché, la rue irakienne s’est divisée en deux catégories, entre les partisans de la participation et ceux du boycott. Finalement, seulement 41% des électeurs enregistrés y ont pris part, un rappel amer que les irakiens n’ont que très peu confiance envers la capacité de leurs institutions à générer du changement. 

Tiraillés entre le rejet et la participation, les mouvement de contestation né en 2019 percevait les élections, le rapport à l’autorité et aux partis dominants de deux manières différentes. Selon l’expert politique Mr. Ahmed Al-Mussawi, la première ligne adopta le boycott comme une tentative de saborder le système avant d’espérer le réformer en profondeur par la suite. La seconde ligne entreprit de participer aux élections dans le but de changer l’équation de pouvoir de l’intérieur. Le but ultime des partisans de cette ligne est de préparer le terrain pour de véritables réformes en vue de changer le système politique.

Les raisons de la colère

“Pour le peuple, il semblerait qu’il n’y a pas de lumière au bout du tunnel, pas d’issue à leur tourments. Il y avait une forme de résignation, une acceptation du système de tractations sans fin, symbole par excellence de l’échec de tout un système politique”, analyse le commentateur politique Mohammed Abdul Redha en parlant des éléments déclencheurs des manifestations d’octobre 2019, plus connus sous le nom de “mouvement Tishreen”.

Ces dernières années, la faillite du gouvernement et le sentiment tenace que la représentation démocratique ne fonctionnait plus, avait déjà poussé des milliers de jeunes dans les rues de Bagdad et du sud de l’Irak lors de manifestations récurrentes. Celles-ci culminent avec le mouvement Tishreen qui poussa le gouvernement du Premier ministre Adel Abdel Mahdi à la démission le 29 novembre 2019, et entraîna une réforme électorale et la promesse d’élections anticipées fin 2021 par le gouvernement de transition mené par Mr al-Kadhimi. Ces avancées ont été coûteuses. Pas moins de 490 victimes et 7883 blessés ont été documentés, ce à quoi il faut ajouter les dizaines de disparus que déplorent les instances des Nations Unies en Irak.

En pleine ébullition de la contestation, les premiers meetings politiques rassemblant des manifestants se sont organisés, comme à Najaf le 4 octobre 2019. Selon Mr. Ahmed Al-Moussawi, un expert en affaires politiques qui a participé à ces meetings, ces rassemblements sans précédent ont permis la rédaction de déclarations appelant à la résignation du gouvernement de Mr Abdel Mahdi ainsi qu’à des enquêtes sérieuses sur les meurtres de manifestants. “Ce sont ces meetings et le poids de leurs déclarations qui ont produit le premier fruit de la contestation: la démission du gouvernement”, confirme l’expert, avant d’expliquer que le second fruit a été l’établissement de la nouvelle loi électorale.

“Au moment de la démission de Mr. Abdel Mahdi, la classe dirigeante prit conscience que de céder complètement aux pressions des manifestants était synonyme d’abdiquer et d’être redevable de ses actions”, ajoute l’expert, avant d’ajouter que c’est précisément pour cela que cette issue a été soigneusement évitée et que le processus de transition politique a été saboté. 

Aujourd’hui encore, les effets de ces manoeuvres politiques se fait encore sentir: des obstructions persistantes du processus politique comme lorsque les membres du parlement tergiversent à former un nouveau gouvernement, bien que la crise économique soit devenue si grave qu’il en devient très difficile de différer les demandes populaires.

“Les politiciens appliquent un instinct de conservation les poussant à intriguer au parlement et à la procrastination procédurière. À cela s’ajoute la mise en place de la répression afin de gagner du temps et d’adapter les équilibres politiques pour servir leurs intérêts”, poursuit Mr. Al-Moussawi. Malgré la nomination de Mustafa al Kadhimi en Mai 2020 (alors la figure la plus consensuelle), de véritables réformes n’ont à ce jour pas vu le jour.

Remaniement électoral

Afin de gagner du temps, les élites politiques sont parvenues à repousser la date des élections anticipées à seulement six mois de leur date initialement prévue. Malgré tous les moyens entrepris pour empêcher la tenue de ce scrutin, il a bel et bien été confirmé à la date du 10 octobre 2021. La deuxième astuce des élites pour perpétuer leur emprise sur le futur gouvernement a été la manipulation de la nouvelle loi électorale en influant sur le redécoupage des circonscriptions selon leur différentes zones d’influence. 

Les sadristes ont été les plus prompts à redéfinir les territoires à leur propre avantage. Cela leur a été d’autant plus facile qu’ils ont une légitimité au sein du gouvernement et de la rue. Au moment de l’établissement des nouvelles circonscriptions, les députés sadristes ont commencé à diviser les districts en privilégiant les secteurs où ils étaient les plus présents. La ville de Sadr city, district sadriste par excellence, a ainsi été divisée en deux districts pour multiplier les sièges des sadristes au parlement. De la même manière, le district de Touarij dans la province de Kerbala a été découpé sur mesure pour le camp de Nouri al Maliki, l’ancien Premier ministre controversé. 

Au final, les deux camps de l’opposition ont eu le sentiment d’avoir gagné, estime Mr. Al-Moussawi. “Les boycotteurs ont pu bénéficier d’un taux d’abstention important, dépassant celui des élections de 2018, ce qui a partiellement entaché la légitimité du scrutin et confirme le manque de popularité du système politique. De l’autre côté, les participants, électeurs et candidats indépendants sont parvenus à assurer un succès électoral sans précédent dans le pays en remportant plus de sièges qu’aucun autre mouvement de la société civile dans l’histoire du pays. L’équilibre de pouvoir au sein du parlement a sensiblement changé au détriment notamment des milices affiliées à l’Iran. Ce camouflet pour un acteur majeur de l’élite politique traditionnelle pourrait être annonciateur d’un processus démocratique finalement enclenché et plus en phase avec les aspirations de la rue et de la société civile irakiennes.”

Selon le journaliste et militant de la société civile Issam Allawi, la seule solution pour sortir de la crise politique irakienne actuelle est une participation plus large au processus électoral. “Le vote est la clef pour parvenir à un changement pacifique dans le pays”, soutient-il.

Intrigues post-électorales

Les résultats des élections n’ont pas étés unanimement reconnus par tous. Au contraire, certains acteurs ont saisi la cour fédérale pour contester la validité des résultats. Cinq changements ont été validés par les juges suite aux appels lancés. 

Depuis la formation du nouveau parlement, les négociations vont bon train dans l’hémicycle. Mais la tâche ardue de former une majorité de 165 députés restera, comme c’est coutume, un grand défi. Les poids lourds de la politique irakienne sont habitués à ce fait accompli et savent comment en tirer profit. Une fois aux manettes, ils placent généralement leurs fidèles dans des positions clefs afin de servir leurs intérêts. De la sorte, il est d’usage que le ministère de l’intérieur soit sous le contrôle de l’organisation Badr, membre éminent des Fasa’il, un ministère en lien avec son approche sécuritaire de la politique en Irak. Le mouvement sadriste, de son côté, a œuvré pour prendre le contre des ministères de l’électricité et de l’eau afin de redistribuer les bénéfices de ces secteurs à ses partisans, ce qui correspond avec son discours de “champion des démunis” chère au leader du courant sadriste. 

Paralysé par l’absence de pouvoirs exécutif ou judiciaire indépendant,le gouvernement irakien est voué à reproduire les erreurs du passé et aura tout le mal du monde à résoudre les défis pressants que connaissent l’immense majorité des irakiens: s’assurer un repas, un toit, voir la justice triompher, tous trois synonymes de dignité.


  1. On considère généralement Mr. al-Kadhimi comme un Premier ministre hostile à l’hégémonie des partis milices. On l’a meme accusé de d’avoir joué un role dans l’assassinat par les Etats-Unis de l’ex-chef des Hashed al-Shaabi, Abou Mahdi al Muhandis, et du chef de la branche extérieure des opération militaires iraniennes, le général Qassem Solemani, tous deux tués lors d’une frappe de drone en janvier 2020 à l’aéroport de Bagdad.