En Irak, la dépression ou les maladies psychiatriques touchant pourtant de larges pans de la population, ne sont pas considérées. Elles sont même synonyme de honte et de faiblesse. Les rares structures médicales existantes n’offrent pas de soins adaptés à des hommes et femmes traumatisés par la violence de la société.

À Sadr City, des murs barbelés s’étendent sur plusieurs centaines de mètres. À l’entrée principale de l’hôpital psychiatrique al-Rashid gardée par des hommes armés, le personnel du matin vient relayer l’équipe de nuit. À l’intérieur, des oiseaux prennent leur bain dans des marécages. Des voitures désossées parsèment l’enceinte. Au loin, quelques blocs de bâtiments grillagés apparaissent timidement au milieu de la verdure rampante. Deux silhouettes humaines émergent. Les deux hommes aux crânes rasés titubent. Ils sont habillés de robes de chambre grisées par la crasse. L’un d’eux se met à uriner sur le macadam. L’autre entonne un chant épique. “Ce sont nos vétérans de la guerre Iran-Irak”, fait remarquer Hassan*, interne affecté à l’hôpital. “Ici, nous avons tous types de patients. Certains sont d’anciens soldats avec des PTSD, d’autres sont des civils avec des pathologies psychiatriques graves ou des gens atteints eux aussi de choc post traumatiques suite à des attentats ou des attaques de groupes terroristes”, détaille Hassan.

Vol au-dessus d’un nid de coucou

Le jeune interne fait signe à un gardien d’ouvrir une grille donnant sur une petite cour. Des hommes aux traits de visages déformés par la folie s’agitent à l’ouverture de la porte. Ils s’amassent lentement, marchant les bras le long de leurs corps, comme amorphes, les têtes penchées. Hassan se retrouve rapidement cerné. Les patients lui demandent inlassablement des cigarettes. Certains tentent de lui baiser les mains. L’un d’eux se jette à ses pieds, comme pour le supplier. Une forte odeur d’urine émane de ce groupe d’hommes. Quelques cris stridents s’échappent parfois des travées réservés aux cas les plus difficiles. 

L’hôpital psychiatrique d’al-Rashid est l’une des seules structures en Irak à traiter exclusivement des maladies mentales. Des patients venus de tout le pays y résident, parfois depuis plusieurs décennies. Malgré sa position de chef d’établissement, Ali al-Rikaby, 58 ans, ne sait plus bien si al-Rashid accueille 1200 ou 1400 patients. Il affirme que les deux tiers sont des hommes et que le restant sont des femmes. “Nous n’avons que neuf travailleurs sociaux et douze psychiatres pour tout l’établissement, c’est trop peu. On en aurait besoin d’au moins cent de plus”, se plaint-il. “Le souci c’est que les jeunes diplômés en médecine ne sont pas vraiment intéressés par la psychiatrie. Ils s’orientent vers des spécialités médicales qui paient mieux. Il n’y a donc pas assez de volontaires pour travailler ici”, concède Ali.

Il vante cependant, dans son bureau vide, des thérapies par la musique, le théâtre, le sport et des groupes de paroles censés réduire les violences physiques et privilégier le dialogue entre les patients. Un collègue fait irruption dans son bureau pour commencer la visite du centre. Les pièces réservées aux thérapies sont vétustes et le matériel culturel et sportif semble inchangé depuis des années. Mais le personnel récite les activités proposées tels des automates. Dans le secteur réservé aux femmes, des patientes errent dans les couloirs. Les regards sont vides et les mâchoires tombent. Une infirmière interne confie discrètement vouloir ‘’se tirer de ce lieu au plus vite”, une fois ses tâches terminées. “Je ne me sens pas du tout en sécurité ici. Nous manquons cruellement de médicaments pour calmer les patients.” Dans le bloc, seule une femme habillée d’un voil noir est capable de tenir une conversation. L’équipe vante sa vivacité d’esprit et sa créativité artistique. Mais la vieille femme n’est capable en fait que de réciter des sourates du Coran.

À l’extérieur du bloc, un travailleur social tond les cheveux d’une patiente. Un chariot arrive à l’entrée des travées. Les repas du midi plastifiés dans une barquette en polystyrène comprennent une pomme et un yaourt. Hassan confie : “les conditions de travail ici sont mauvaises et les patients végètent. Mais c’est toujours mieux pour eux d’être ici que dans leurs familles pauvres.”. ll l’assure, les hommes et femmes ne sont pas violentés. 

Pathologies psychiatriques, tabou de la société irakienne

Le directeur dit reçevoir en moyenne 400 millions de dinars irakiens (250 000 euros) pour son budget annuel. Soit environ 330 000 dinars irakiens (200 euros) par patient pour l’année. Un chiffre dérisoire. De toute évidence le gouvernement irakien et son Ministère de la santé ne prennent pas au sérieux les maladies mentales, à l’image de la société. En Irak, les pathologies mentales sont des sujets tabous. Selon une étude publiée le 11 octobre 2010, appelée Public perception of mental health in Iraq*, 65% d’un échantillon de 500 Irakiens ont estimé que les problèmes psychologiques étaient dus à des “faiblesses personnelles” et 80% ont affirmé que les personnes ayant des problèmes de santé mentale étaient en grande partie responsables de leur état. Enfin, plus de la moitié des interrogés ont admis qu’ils auraient honte si un membre de la famille souffrait d’un quelconque trouble psychologique.

Selon une étude de Médecin sans Frontière (MSF), l’Irak ne comptait, jusqu’en 2012, que quatre psychologues pour chaque million d’habitants. Un décompte datant de 2010 est un peu moins alarmant et avance l’existence d’une centaine de psychologues irakiens pour près de 40 millions d’habitants. En comparaison, la France, à la population plus importante (67 millions d’habitants), en identifie presque 10 000. Si la quantité de personnel physique n’est pas à la hauteur, l’offre de soin est également catastrophique. Ahmed Khalid, le responsable des urgences d’un hôpital irakien s’insurge : ‘’On a réaménagé les salles de psychiatrie pour en faire des salles d’opération supplémentaires. Depuis, nous n’accueillons plus de patients présentant des pathologies psychologiques. Pourquoi ? Parce que les salles étaient toujours vides. […] La population est globalement hostile envers les maladies mentales et manque d’informations. Un patient qui sollicite des soins, risque une lourde stigmatisation sociale.’’ Selon ses propres aveux, l’Irak manque par ailleurs cruellement de médicaments spécialisés : ‘’Il y a un gouffre entre les soins que nous pouvons proposer et les besoins de la population, couplé à une défiance des gens. Et honnêtement, nos installations manquent de tout. Vous évoquez une pénurie de médicaments pour les troubles psychologiques et les traumatismes, mais ici on est même parfois à court de Paracétamol.’’ Karam Mahmoud, pharmacien irakien depuis onze ans, corrobore : “Il serait plus facile pour moi d’énumérer les médicaments que nous avons que ceux que nous n’avons pas. La plupart des patients souffrant d’hystérie ou de crises de panique puissantes sont immédiatement traitées par… une thérapie de chocs électriques.’’

Petits progrès… grâce aux milices

Paradoxalement, ces cinq dernières années, les avancées en termes d’infrastructures psychiatriques en Irak sont venues non pas du gouvernement, mais des milices associées au ministère des Armées. À l’été 2014, alors que l’organisation État islamique menaçait d’envahir Bagdad, 20 000 volontaires Hachd al-Chaabi de Bassorah ont répondu favorablement à l’injonction d’Ali al-Sistani de défendre le pays contre Daech. De cette bataille, 8000 sont revenus blessés, 3000 ont été amputés d’au moins un membre et 1580 ont trouvé la mort, selon les statistiques de l’organisation. À leur retour, les survivants ne sont plus les mêmes. « Les familles nous appelaient à l’aide de jour comme de nuit. Nos soldats blessés étaient ingérables. Ils étaient violents », se rappelle un membre des Hachd al-Chaabi voulant rester anonyme. 

Chômeurs, ouvriers du bâtiment, jeunes diplômés, voyous, ingénieurs, professeurs, la plupart n’avaient aucune expérience de la guerre. Les corps brisés par la guerre, leurs esprits ne suivent plus. Pour faire face aux maux des « Martyrs vivants » et à la cascade de problèmes sociaux qui en découlent, les Hachd al-Chaabi ouvrent alors deux branches psychiatriques. Le commandement choisit deux anciens palais de Saddam Hussein. La première est située à Bagdad (al-Rasool Al’adam), sur le bord du Tigre, et la seconde, trône face au Chatt-el-Arab, en périphérie de Bassorah (Jaafar al-Tayyer). 

Censés accueillir la famille du dictateur et ses invités, les palaces sont devenus, après 2003, tantôt des bases pour les armées de la coalition, tantôt des musées pour les populations curieuses d’observer l’opulence de leur Raïs déchu. Aujourd’hui les deux palaces accueillent des fauteuils roulants et des hommes en prothèses, à l’abri des regards. À Jaafer al-Tayyer, où Talbi a longtemps été interné, les centaines d’inscriptions calligraphiques du nom de Saddam Hussein ont été en partie retirées au scalpel par les miliciens Hachd. À l’intérieur, le mobilier renaissance pillé a disparu et a laissé place à de vulgaires bureaux en faux bois, des lustres faussement luxueux et des cloisons en plastique segmentant les chambres de soins dans les immenses salles de fête. Trois ans après son ouverture aux patients, le palace devenu hôpital ressemble à une prise de guerre squattée. 

Jaber Hussein, auto-proclamé psychologue et vétéran Hachd al-Chaabi, reçoit dans une grande salle vide, très lumineuse. À droite d’un bureau et de sa chaise aux pieds encore emballés de papier bulle, un imposant siège massant en skaï noir est réservé aux patients. Derrière les grandes fenêtres, des câbles électriques pendent et se balancent. Le bruit du vent venu du Golfe arabe-persique accompagnerait aisément l’arrivée d’un fantôme dans un mauvais film d’épouvante. Une atmosphère glauque embaume la pièce. 

« Cette salle est réservée à mes thérapies psychiatriques. Mes patients sont tous des vétérans de la guerre contre Daech. Quelles sont mes méthodes ? J’évoque aux patients le nom d’une référence qui a sacrifié sa vie comme Abu Mahdi al-Muhandis (ancien chef de milice et directeur des Hached al Shaabi assassiné par les États-Unis en janvier 2020) pour ôter la dépression du patient », détaille Jaber. L’homme explique avoir reçu une formation en psychiatrie et une sensibilisation aux stress post-traumatique sans pouvoir préciser de lieu, ni de durée. « Je ne sais pas combien de patients je suis… Je n’ai pas de liste spécifique. Je dirais dix ou plus… » L’homme allume une cigarette, visiblement agacé par les questions. Après de longues minutes d’échanges sur les traumatismes dus aux violentes expériences vécues par ses camarades au combat, l’auto-proclamé psychologue sort de ses gonds et répond avec franchise « Quand nous sommes allés au combat, on s’engageait pour notre pays. Nous les Hachd al-Chaabi, nous sommes si courageux pour affronter la mort qu’une fois rentrés nous ne développons pas de paranoïa, ni de symptômes classiques de stress post-traumatique ou encore de dépressions. Vous savez pourquoi ? C’est parce qu’en France et en Irak nous, n’avons pas la même conception de la mort et qu’ici nous acceptons dans certaines circonstances de mourir avec joie. C’est le concept du jihad. » Aussi improbable que ça puisse l’être, Jaber ne croit pas en la discipline qu’il pratique. En Irak, ils sont nombreux à être de cet avis : la psychiatrie n’existe que pour les faibles, les lâches ou les fous. 

« Quelqu’un qui va voir un spécialiste est forcément fou »

Amal Muheen Zowid, 28 ans, n’est pas de cet avis. Elle reçoit dans son bureau. La jeune femme remercie un patient en fauteuil roulant électrique, tatouages sur les bras et une poche d’urine posée près de la pédale de frein. Elle a été embauchée après un master en psychologie en 2018. Elle dit avoir suivi depuis 266 patients, « des anciens Hachd al-Chaabi amputés. » Même si Amal peine à expliquer ses techniques de thérapies, parlant seulement de pique-nique, de sortie à la piscine et de confiance réciproque, la psychologue dissocie les caractéristiques d’un Homme avec ses pathologies mentales potentielles. Autrement dit, un stress post-traumatique peut arriver à tout type d’individu. Comme pour le cas de son collègue Jaber, elle fait face parfois au scepticisme des patients et de leurs proches : « Certaines familles enferment un mari ou un frère dans les mausolées de l’imam Ali et de l’imam Hussein pour les soigner, ce qui veut dire qu’une partie de la société ne comprend pas encore très bien ce que sont les traumatismes psychiatriques. Un homme qui revient du front et pleure seul, fait une dépression, ne veut plus travailler, peut-être considéré comme faible par la société. Vous savez, la psychiatrie ou la psychologie ne sont pas très répandues en Irak à cause du poids des traditions qui dit que quelqu’un qui va voir un spécialiste est forcément fou », reprend la psychologue. Le stigmate de la folie, associée à la psychiatrie, empêche par ailleurs tout mariage et perspective sociale pour un jeune homme ou une jeune femme.

Jawad Ruhaif Fuleh al-Daraji, ancien commandant de la brigade al-Muntazar, sous-groupe de la milice Kataëb Sayyid al-Shouhada, réputée pour son activité en Syrie, en Irak et ses liens étroits avec l’Iran, reçoit dans le salon de son organisation à Bassorah. Treillis sur le dos, longue barbe blanche, l’homme est entouré de ses fils avec qui il a combattu Daech. De vieilles photos du milicien, arme à la main, la mine concentrée, ont blanchi avec le temps. Jawad a lui aussi perdu de ses couleurs. L’homme n’a plus sa jambe droite et s’attend à être amputé du pied gauche qui a noirci avec les éclats de bombe toujours incrustés dans sa chair. « Il est nerveux et se montre violent pour n’importe quelle raison. Comme quand tu passes une allumette proche d’un baril d’essence. Ça peut s’embraser à tout moment. Il crie et frappe parfois sur mes enfants parfois », avoue, sourire gêné, son fils Ali. « Mais tes enfants font du bruit ! Je ne supporte plus leurs bruits », répond son père, agacé. L’homme passé par l’hôpital psychiatrique Jaafer al-Tayyer refuse d’être suivi. « Je n’ai pas besoin de soins psychiatriques ! Si Daech revient, j’ai demandé à mon fils de me porter sur le champ de bataille et de m’y laisser. J’attends mon destin », crie-t-il sous le regard de ses camarades tombés au combat, immortalisés sur une banderole accrochée au mur de la pièce.

Jardinage et dépression sévère

À Bagdad, l’hôpital pour miliciens Hachd al-Chaabi, al-Rasool Aladam, bénéficie de la même hubris architecturale. Les impressionnantes moulures marocaines au plafond et aux murs agrémentent des salles lumineuses jonchées de marbres. Zahra al-Shahristani, 46 ans, vient d’achever un atelier peinture avec ses patients. Certains ont dessiné les portraits des deux anciens cadres des Hachd al-Chaabi, Qasem Soleimani et Abu Mahdi al-Muhandis. Les traits sont flatteurs mais plutôt réalistes. « On a commencé avec des patients qui ne peuvent même plus tenir un pinceau… et voyez le résultat après neuf semaines de thérapie ! Nos vétérans ont beaucoup de talents et ce même si la plupart ont quitté l’école très tôt. » Zahra occupe un poste à la réhabilitation psychiatrique et motrice. C’est elle qui réapprend aux patients amputés ou handicapés à s’habiller, se laver les dents, tourner une clef ou encore, à peindre et jardiner « Nos vétérans ont des soucis psychiatriques c’est certain. Ils sont paranoïaques, ils sont violents ou dépressifs. Cela vient de leur stress post-traumatique. Ce n’est pas quelque chose de connu en Irak; il en va de même pour les problèmes psychologiques en général. On essaye donc de faire un gros travail avec les patients et les familles, de mettre des mots sur leurs traumatismes. »

Sa collègue psychiatre Maaida al-Nuab, 57 ans, est désespérée. « Nous avons plus de 5000 blessés à Bagdad et 5000 à Bassora et on ne peut recevoir tous ces vétérans car nous n’avons pas assez de médicaments ni de psychiatres. », raconte-t-elle, ajoutant que plusieurs de ses patients ont vu leurs camarades se faire égorger sous leurs yeux et qu’un a récemment essayé de s’immoler lui et sa famille. Soudain, un vétéran fait irruption dans la salle de consultation. Ses cheveux sont longs et sales, l’allure négligée et le verbe décousu. Il supplie Maaida de lui prescrire des médicaments pour mieux dormir:  « Donnez moi les plus forts. » Sa psychiatre ouvre un tiroir et en sort un sac rempli des boîtes qu’elle énumère : « alors ça c’est pour les troubles bipolaires, et ça pour les sévères phases de dépression. Mais ne dépasse pas les doses conseillées ! » L’ombre disparaît, visiblement satisfaite. « Les étudiants en médecine ne choisissent que rarement cette branche dépourvue d’emploi. Avant, j’avais mon propre cabinet de psychiatrie et je l’ai fermé car je n’avais pas assez de clients. Les Irakiens ont peur de nous ou ne comprennent pas bien ce qu’est la psychiatrie ou la psychologie. Par exemple, les jeunes couples venaient me demander des conseils avant leur mariage… », reprend agacée la psychiatre. 

Le retour de Daech dans certaines zones irakiennes pourrait ne faire qu’accroître ce besoin urgent mais toujours méconnu, remplissant paradoxalement toujours plus les salles des fêtes des palais de Saddam Hussein.

ViaQuentin Müller à Bagdad et Bassorah