Bombardements de l’Iran au Kurdistan irakien : entre escalade de violences et risque d’escalade régionale

Deux mois après le meurtre à Téhéran de Mahsa Amini ; étudiante kurde iranienne de 22 ans battue à mort par les autorités iraniennes dans le huis-clos d’un commissariat pour avoir mal mis son voile ; la révolte continue en Iran tandis que la répression du régime des Mollahs s’accentue. Selon le dernier bilan de l’ONG Iran Human Rights (IHR), daté du 16 novembre 2022, 342 personnes ont été tués dans la répression menée par les Gardiens de la Révolution et cinq manifestants ont été condamnés à mort. Du côté du Kurdistan irakien, les deux grands partis révolutionnaires kurdes iranien en exil, le Komala et le PDKI, ont été visés à deux reprises par des drones et des missiles balistiques, le 28 septembre et le 14 novembre. 

Le conflit entre l’Iran entre l’Iran et sa minorité kurde menacent d’ouvrir un nouveau front et de déstabiliser encore plus la région déjà témoins de nombreux conflits. Les tensions ne sont pas nouvelles et la relation entre Téhéran et les Kurdes n’a jamais été un long fleuve tranquille. Une lutte séculaire les oppose. D’un côté, le régime totalitaire islamique refuse d’accorder de quelconques droits aux Kurdes, de l’autre les partis séparatistes kurdes n’ont jamais vraiment abandonner leur lutte pour vivre à minima en autonomie comme leurs voisins kurdes irakiens chez qui ils se sont réfugiés. Les combats auraient fait plus de 30 000 morts côté kurde depuis la révolution islamique en 1979. En exil derrière la frontière naturelle des monts Zagros, les partis-milices des Kurdes iraniens espéraient échapper au feu de l’armée iranienne en se plaçant sous la double protection souveraine du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et de l’Irak. 

L’Iran menace directement les groupes kurdes iraniens exilés au Kurdistan irakien

Deux récents événements viennent de montrer qu’ils restent à la portée de frappes d’envergure. Ceux du 14 novembre viennent confirmer que l’Iran, sous pression à cause de la révolte populaire en cours, était prête à une escalade militaire. En off, l’Iran a fait savoir au gouvernement régional kurde que les partis kurdes iraniens devaient se retirer des frontières, déposer leurs armes et déguerpir de la région. Un ultimatum était posé le 25 octobre. Présents sur des terres qu’ils considèrent leurs ; comme faisant partie d’un grand Kurdistan à cheval sur les deux frontières ; les historiques Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI) et Komala n’ont pas répondu à la requête. Ce sont eux qui, déjà, avaient été ciblés, le 28 septembre par plusieurs dizaines de drones suicides et missiles balistiques, après plusieurs jours de bombardements de villages à la frontière.

Les deux fois, les attaques iraniennes ont visé leur camp retranché, à Koya (PDKI) et à Zergwez (Komala), à quelques dizaines de kilomètres de l’Iran, près de la ville de Souleimaniye. Le PDKI a informé de la mort de 2 peshmergas et de cinq blessés, touchés par quatre missiles balistiques dans le centre administratif du parti à la Citadelle (Qala) de Koya. 

A Zergwez, ce sont cinq drones suicides qui se sont abattus sur la base sans faire de victime : les peshmergas sont partis se cacher dans les montagnes depuis la précédente attaque fin septembre. Douze drones et deux missiles balistiques avaient occasionné trois blessés dans leurs rangs et de lourds dégâts contre plusieurs bâtiments, ceux utilisés pour la direction du parti et les médias notamment. 

La menace se fait constante depuis comme le souligne l’un des dirigeants historiques du Komala, Navid Merhawar, qui n’accepte une rencontre que de nuit, sous une tente isolée à l’écart du camp, dans la montagne. Ce n’est pas l’attaque de ce lundi qui démentira ses propos : « Il y a des drones qui nous surveillent de jour comme de nuit. Nous recevons des menaces. L’Iran a beaucoup de forces aux frontières. Il y a le corps armé des Gardiens de la révolution, des chars et une masse d’artillerie lourde. Ils nous menacent et disent qu’ils vont nous tuer. »

Pour autant, alors qu’il conçoit l’impuissance de l’Irak et de la région autonome pour les défendre face aux attaques iraniennes, cet ancien colonel peshmerga légèrement blessé lors de la précédente attaque, fin septembre, assure que son parti est « prêt à se défendre et à se protéger si l’Iran veut se battre ». 

La mort de Mahsa Amini point de départ d’une nouvelle confrontation entre l’Iran et les partis kurdes 

Malgré les Kalashnikovs portées par la poignée de peshmergas qui veille sur le membre du conseil de la présidence du Komala, Navid Merhawar nie diriger des attaques vers l’Iran mais assume la position de son parti en soutien à la révolte contre le régime des Mollahs : « Après la mort de Zhina (prénom de Mahsa Amini qu’il lui était interdit de porter en Iran, NDLR), nous avons demandé au peuple kurde d’Iran de descendre dans la rue pour accueillir son corps, de protester contre ce nouveau meurtre d’une Kurde par Téhéran et nous avons dirigé les manifestations et les grèves. Nous nous dressons contre leurs lois. »

Navid Merhawar en est sûr, « c’est le plus grand coup que nous puissions porter à la République islamique et un grand problème pour eux. Vous savez, il ne s’agit pas seulement de se battre avec des armes et de tirer avec une Kalachnikov pour les atteindre. »

Et quand il s’agit de parler de la lutte idéologique et séparatistes que son parti mène depuis des dizaines d’années contre l’Iran, son discours se fait limpide : « L’Iran connaît nos exigences. Nous avons des demandes politiques en tant que nation kurde, car nos droits n’ont jamais été pris en compte. Les régimes successifs du Shah et des ayatollahs ont toujours supprimé les Kurdes et ont occupé notre pays. Nous ne faisons pas volontairement partie de l’Iran, nous sommes occupés. Voilà pourquoi, nous nous battons pour nos droits et combattons la République islamique. »

Attaques du 28 septembre : entre crime de guerre…

Si le Komala n’a pas subi de pertes humaines, les attaques contre le Parti démocratique du Kurdistan d’Irak, à Koya, ont provoqué des drames. Outre les 2 peshmergas tués et les 5 blessés du 14 novembre (voir ci-dessus), l’attaque du 28 septembre peut être qualifiée de crime de guerre. Ce jour-là, le centre administratif mais surtout l’école primaire parrainée par l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et le camp de réfugiés où vivaient près de 730 familles kurdes iraniennes ont été lourdement bombardés. 

Pourtant, Soran Nuri, un des hauts dirigeants du PDKI, l’affirme, « le PDKI n’a pas lancé de combats militaires (…) nos forces armées ne se battet pas en Iran actuellement (…) mais nous soutenons notre peuple dans ce qui est désormais devenu une révolution au Rojhelat (Kurdistan oriental) mais aussi dans tout l’Iran ».

Dans le camp de réfugié, ; le parti à l’origine de la seule et unique mais éphémère république kurde de l’histoire, celle de Mahabad, en 1946 ; ce peshmerga du PDKI depuis 23 ans détaille le lourd bilan de cette attaque, assis dans un salon d’une maison aux murs fissurés par la puissance des frappes aériennes pourtant tombées à plus de cent mètres de là : « Plus de 35 drones et missiles ont été lancés par l’Iran et nous avons eu plus de 25 blessés et neuf martyrs (tués, NDLR). (…) Toutes les familles sont parties depuis. »

Sur place, le sentiment reste d’avoir échappé au pire. L’état de l’école suffit à témoigner de la tragédie d’ampleur internationale qui a failli se jouer, ce 28 septembre, à 10h30. 200 enfants de sept à quinze ans sont alors en classe. Zaniar Behri, qui donnait des cours ce jour-là, témoigne : « C’était soudain. Une première explosion très forte. Ça nous a effrayé, choqué… puis une deuxième, une troisième explosion… ça n’arrêtait plus et ça se rapprochait ! Nous avons compris que même les murs en brique ne nous protégeraient pas et nous sommes sortis de l’école pour nous cacher ailleurs », raconte Zaniar Behri.  Le professeur d’anglais n’hésite pas à qualifier l’attaque de « crime international », conscient qu’une « grande tragédie aurait pu se produire si nous avions attendus et étions restés à l’intérieur de l’école cinq minutes de plus ». Finalement, seules des blessures légères sont à déplorer parmi les élèves et les enseignants

Deux symboles montrent l’impunité dont croit jouir l’Iran : certains murs de l’école – parmi les rares à tenir encore debout dans ce qui ressemble à une zone dynamitée, trouée de traces d’obus – sont siglés UNHCR, et dans la cour, Soran Nuri ramasse ces petits projectiles en plomb. Voilà donc du shrapnel, des fragments d’obus à sous-munitions. Des armes bannies par la Convention d’Oslo, signée par 108 pays, mais pas l’Iran.

… et drame humain

A quelques centaines de mètres de l’école, dans le camp de réfugiés, où ne vivent plus que quelques peshmergas armés sur place, deux femmes sont mortes. L’une d’entre-elle, Shima, 32 ans à cinq jours près, était enceinte et était sur le point d’accoucher d’un petit garçon. 

Son mari, Zanyar Rahmani, un peshmerga, raconte empreint d’émotion et toujours choqué le jour le plus terrible de sa vie : « J’ai entendu des explosions, j’étais au travail. J’ai accouru… Quand je suis arrivé à quelques dizaines de mètres de la maison, j’ai vu Shima, devant la porte qui m’attendait. C’est à ce moment-là que le missile est tombé. »

De sa maison, lieu du drame où il est resté vivre, il montre l’endroit où il était, plus proche de la frappe que ne l’était sa femme, touchée par un débris projeté par le souffle de la déflagration. Sur le coup, il est salement blessé à la tête, au torse, au ventre et aux jambes. Confus, il se relève : « J’étais totalement désorienté. Je n’avais même pas conscience de mon état (…) J’ai crié “va dans la voiture !”. Elle est tombée, elle était à moitié inconsciente. Puis je l’ai relevée, je l’ai rapprochée de la voiture et elle a perdu connaissance. Elle perdait du sang. Nous l’avons emmenée à l’hôpital de Koya. »

En arrivant à l’hôpital, il l’assure, « elle a repris connaissance une première fois, puis une deuxième fois au bloc opératoire. Mais elle avait les côtes brisées et ne pouvait plus respirer correctement ». Sorti du ventre de sa mère mourante, le bébé ne survivra pas plus de deux jours. « Je n’arrête pas de revoir la scène », répète-t-il en boucle, abasourdi de les savoir « tombés en martyr » devant la porte de cette maison où il pensait passer des jours heureux en famille. 

Des « tentatives de diversion » de l’Iran aux conséquences dangereuses

Quant aux raisons de ces attaques, l’Iran affirme que les « terroristes » des partis kurdes iraniens sont derrière les mouvements de protestation contre leur gouvernement. 

Du côté du PDKI comme du Komala, leur influence sur la partie kurde iranienne n’est pas niée pas mais ces bombardements ne sont décrits que comme des « tentatives de diversion » de l’Iran pour diviser l’opinion des Iraniens révoltés pour laisser croire que celle-ci est une tentative de séparatisme kurde. 

Si la jeunesse iranienne reste majoritairement unie dans son combat contre le régime islamique, les conséquences humaines et géopolitiques de ces attaques contre les Kurdes iraniens pourraient déstabiliser – encore plus – la région. Et ce ne sont ni les protestations de la communauté internationale ; États-Unis et Nations Unies en tête, ni celles du gouvernement fédéral de Bagdad ou du gouvernement autonome d’Erbil qui semblent pouvoir arrêter la folle escalade de Téhéran. Les attaques du 14 novembre après celles du 28 septembre en ont donné un premier aperçu. 

ViaBenoit Drevet