Au Kurdistan, la Turquie manque sa cible et s’attire les foudres de l’Irak

C’est un matin lourd à Suleymaniye, ce samedi 8 avril 2023. Un vent léger charrie ce sable fin des mauvais jours. L’air est pesant et les montagnes avoisinantes sont invisibles. Dans la ville, l’activité est normale quoique ralentie en ce 17ème jour de ramadan. En périphérie de la ville, les abords de l’aéroport sont calmes. Le vol à destination de Médine a décollé normalement dans la nuit. Rien ne laisse deviner qu’un attentat a eu lieu ici la veille.

« Frappe aérienne », « bombe déposée devant une grille », voire « roquette iranienne », les rumeurs sont allées bon train avant que les détails ne soient communiqués dans la soirée. Mazlum Abdî, aussi connu sous le nom de Mazlum Kobanî, commandant suprême des Forces Démocratiques Syriennes, une coalition de milice dominée par des rebelles kurdes syriens, et Îlham Ahmed, co-présidente du Conseil exécutif de la région autonome du Nord Est Syrien (une entité non reconnue officiellement), se trouvaient effectivement à Suleymaniye et ont été la cible d’une attaque de drone. Le ministère de la Défense américain évoque l’attaque d’un « convoi », quand d’autres parlent de l’hélicoptère qui devait ramener les deux responsables kurdes syriens dans le Nord de la Syrie (Rojava). Dans les deux cas, du personnel militaire américain était présent sur les lieux de l’attaque, et aucune perte humaine n’est à déplorer.

Aucune revendication n’a été faite pour l’heure, mais les regards se sont immédiatement tournés vers la Turquie. Cette attaque intervient en effet moins d’une semaine après que les autorités turques aient annoncé la fermeture de leur espace aérien aux avions en provenance et à destination de Suleymaniye le 3 avril dernier, cela pour une durée de trois mois, en raison de l’activité supposée du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan, mouvement politico-militaire kurde originaire de Turquie qui inspira fortement les forces politico-militaires kurdes de Syrie) dans la région.

Cet attentat fait écho au crash d’un hélicoptère, le 15 mars dernier, dans les montagnes du Nord de l’Irak. Présenté comme « mystérieux » par la presse, il transportait des membres des FDS. Cet hélicoptère aurait été acquis par l’entremise de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), le parti qui contrôle la province de Suleymaniye. Selon des communiqués du Parti Démocratique du Kurdistan (le mouvement politique rival de l’UPK qui administre les provinces d’Erbil et de Duhok) et des autorités turques, il semblait assurer une liaison aérienne entre Suleymaniye et l’Administration autonome du Nord-Est syrien. Preuve accablante, selon Ankara, de la coopération entre les FDS « terroristes » et l’UPK. 

L’UPK et le PKK : évolutions récentes

Dirigée sans interruption par l’UPK depuis la fin de la guerre civile, en 1997, l’administration du gouvernorat de Suleymaniye a connu plusieurs bouleversements ces dernières années. La mort en 2017 de Jalal Talabani, le dirigeant historique de l’UPK, avait ouvert une crise de succession et amené à de fortes dissensions internes. 

La question notamment des relations avec le PKK faisait débat, certains dirigeants de l’UPK prônant un rapprochement stratégique avec le PDK et la Turquie. L’alliance militaire assumée entre l’UPK et le PKK, dans le contexte de la guerre contre Daech, agaçait la Turquie au plus haut point. Celle-ci était et demeure aujourd’hui le principal partenaire commercial du Kurdistan irakien.   

En 2018, la Turquie a suspendu pendant quelques mois ses liaisons aériennes avec la ville de Suleymaniye dans le but de contraindre l’administration locale à prendre ses distances avec le PKK et les FDS. Un accord fut signé entre la Turquie et l’UPK dans le but de « limiter les activités » du PKK dans la région de Suleymaniye. Les représentations des Kurdes syriens et les organisations liées de trop près au PKK y furent fermées, mais l’accord resta largement une fiction. Surtout après l’arrivée de Lahur Talabani à la tête de l’UPK en 2019. 

Farouchement anti-PDK voire belliqueux, celui-ci accorda un répit aux militants du PKK dans la région. Même si, dans un souci de ne pas heurter la Turquie, ceux-ci devaient se faire discrets. L’UPK afficha même un soutien sans faille (y compris matériel) aux FDS lors de l’invasion de la région de Tel Abyad par des forces rebelles syriennes supervisées par l’armée turque à l’automne 2019. De leur côté, les services secrets turcs demeuraient bien implantés dans la région de Sulaymaniyah et procédaient, occasionnellement, à des assassinats ciblés contre des personnalités liées au PKK ou aux FDS dans la province. 

Le changement brutal de direction au sein de l’UPK, à l’été 2021, ne modifia pas fondamentalement la doctrine de ce parti envers les FDS. Bafel Talabani, désormais à la tête de l’UPK, s’affichant avec les co-président.e.s du Parti de l’Union Démocratique (PYD, la plus importante composante du Nord Est syrien) lors de sa visite au Rojava fin 2022. Les récents déboires internes à l’UPK n’ont donc pas remis en cause durablement la collaboration entre l’UPK et les FDS, la fraction leur étant le plus hostile (regroupée autour du vice-Premier ministre Qoubat Talabani) n’étant jamais parvenue à la tête de ce parti. 

Incertitude électorale en Turquie

Même si aucun élément matériel ne vient pour le moment le confirmer, il est difficile de ne voir dans cette tentative d’assassinat de Mazlûm Abdî qu’un hasard de calendrier. L’élection présidentielle du 14 mai prochain s’annonce très délicate pour le président sortant Recep Tayyip Erdoğan. La presse pro-gouvernementale turque n’a eu de cesse, ces derniers mois, d’agiter la question kurde, profondément clivante au sein de l’opposition. De très vagues déclarations de Mazlûm Abdî envers un possible changement de régime en Turquie ont ainsi été épinglées comme une collusion entre les kémalistes du CHP, principaux opposants de l’AKP, le parti d’Erdogan et les « terroristes YPG ». 

La stratégie du président sortant R. T. Erdoğan ne semble pas avoir changé depuis l’élection présidentielle de 2018 : diviser une opposition hétéroclite, coalition de fortune entre partis aux intérêts franchement divergents et unis par le seul rejet de l’AKP. L’invasion du canton d’Afrîn, en janvier 2018, avait déjà fait voler en éclats un timide rapprochement entre les kémalistes turcs et la gauche pro-kurde. Le CHP ayant alors apporté son soutien enthousiaste à « l’opération anti-terroriste » contre les YPG, position indéfendable pour le HDP. 

Le HDP, dont bon nombre des dirigeants et cadres sont en prison, est actuellement sous la menace d’une interdiction pure et simple. Ce parti a renoncé à présenter un candidat à l’élection présidentielle du 14 mai, afin de laisser toutes les chances à K. Kılıçdaroğlu (CHP) de gagner dès le premier tour. Mais, si le CHP a accordé quelques concessions au HDP et assoupli quelque peu sa ligne traditionnellement dure, celui-ci reste un parti nationaliste turc. 

Et il serait bien difficile à K. Kılıçdaroğlu de ne pas saluer la mort éventuelle de Mazlûm Abdi, considéré comme le chef d’une organisation terroriste, indépendamment du rapprochement tactique et fragile avec un HDP légal et « non violent ». Et il serait tout aussi difficile, pour le HDP, de se ranger derrière un Kılıçdaroğlu approuvant publiquement la mort d’une personnalité aussi populaire chez les Kurdes de Turquie. 

Réactions officielles en Irak

Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), dominé par le PDK, a réagi dès le soir de l’attaque par la voix de son porte-parole, Cotyar Adil. Tout en reconnaissant que la Turquie était bien derrière l’attaque, C. Adil a toutefois dénoncé le « comportement de l’autorité auto-proclamée d[e l’UPK] ». C. Adil a appelé les autorités de Suleymaniye à « s’en prendre aux causes de l’attaque, » plutôt que de condamner la Turquie. Cette déclaration reste fidèle à la ligne suivie par le PDK depuis 2015, à savoir rejeter la responsabilité des attaques turques sur le PKK et demander le départ de cette organisation « non-irakienne ». Certes, il ne s’agissait pas en l’occurrence du PKK mais des FDS. La rhétorique du PDK est néanmoins calquée sur celle des autorités turques, assimilant sans nuances les deux organisations. 

Et, là où la déclaration peut surprendre, c’est par l’absence de condamnation de ce qui est une attaque armée sur le territoire du GRK et par l’incrimination directe de l’UPK. Révélatrice du niveau de tensions qui existe entre les deux principaux partis kurdes irakiens, cette déclaration a néanmoins suscité un tollé sur les réseaux sociaux. D’autant plus que le gouvernement fédéral irakien a, en plus de condamner l’attaque, demandé des excuses officielles à la Turquie. Laquelle s’entête, à l’heure où ces lignes sont écrites, à nier sa responsabilité dans la tentative d’assassinat des dirigeants kurdes syriens, signe patent d’un malaise dans les cercles dirigeants turcs.

La frappe militaire du 7 avril de Suleymaniye laisse donc perplexe: s’agit-il de la tentative d’un régime en fin de course de se maintenir en place ? Quelles qu’aient été les motivations de la Turquie, force est de constater que cette tentative d’assassinat a été un fiasco a tous égards : Mazlûm Abdî et Îlham Ahmed sont toujours en vie et rentrés dans le Nord syrien, les sentiments anti-turcs vivaces dans la région de Suleymaniye en sortent revigorés. De leur côté,  les relations entre la Turquie et l’Irak en sortent un peu plus dégradées et le fragile accord entre les partis d’opposition turcs ne semble nullement menacé.

ViaEnguerran Carrier