Hawraman : les mutations accélérées d’une région transfrontalière

Cette région montagneuse au riche patrimoine a une histoire récente jalonnée de drames. Depuis peu, elle retrouve un second souffle grâce au tourisme en misant sur son terroir dans l’espoir de refermer les plaies du passé.

Après une heure et demie de route au départ de Souleimaniye, nous arrivons enfin dans les montagnes de Hawraman. La route, plutôt bonne et droite jusque-là, devient sinueuse. Les virages se multiplient et l’altitude augmente. Le bord des routes est hérissé de restaurants. Les uns mettent en avant le panorama montagneux unique de leur terrasse. D’autres misent sur la qualité dite exceptionnelle des viandes de la région. Tous visent un seul et même public : les touristes. Il faut dire que la région de Hawraman, perchée dans les montagnes qui closent la plaine de Sharezur, a bien des atouts. 

Située dans le massif des monts Zagros, la région est connue au Kurdistan et au-delà pour ses villages typiques, ses maisons de pierre construites à flanc de montagne, ses bergers aux manteaux traditionnels. Si tous les habitants de la région parlent aujourd’hui le sorani, on peut encore entendre, dans les ruelles de Tawila ou de Byara, le hawrami. Autrefois langue littéraire raffinée, elle est aujourd’hui menacée, quoique chérie comme le témoin moribond d’une époque illustre révolue. Tout, ou presque, titille ici l’imaginaire du visiteur kurde. 

Pourtant, la région de Hawraman est coupée en deux par la frontière irano-irakienne. Ses sites les plus remarquables se trouvent là-bas, de l’autre côté. À peine est-on arrivé, par la route de Halabja, que l’on aperçoit déjà des miradors. Ce sont les gardes-frontaliers iraniens, les redoutés pasdarans qui, dit-on ici, font occasionnellement feu sur les kolbers, les contrebandiers kurdes. Hawraman est, aujourd’hui, une région iranienne dont une petite partie aurait, par un caprice de l’Histoire, échu à l’Irak. Tant mieux, diront certains, car elle permet aux visiteurs irakiens, kurdes comme arabes, de sillonner la région tout en restant « chez eux ». 

Et de visiteurs, la région n’en manque pas. Les magasins à l’intention des touristes sont omniprésents. Sur la place centrale du village de Byara, à deux cents mètres seulement de l’Iran, les magasins pour touristes rivalisent avec les cafés traditionnels qui bordent la madrasah soufie. On y trouve diverses breloques, des souvenirs de plus ou moins bonne facture. Certains bibelots, de piètre qualité, viennent de Chine ; d’autres, de l’Iran voisin. On y trouve de tout : des pipes en bois « locales », des foulards aux motifs « traditionnels », des gadgets en plastique pour les enfants, des manteaux de bergers pour tous les âges. 

Plus loin, le village de Tawila présente lui aussi les symptômes d’un afflux constant de visiteurs. Un hôtel trône sur la petite place centrale. En remontant la petite route boisée qui serpente le long de la rivière, on arrive aux maisons d’hôtes, éparpillées jusqu’à la frontière où de petits chalets offrent une vue imprenable sur les miradors iraniens, à une centaine de mètres à peine. Dans le contrebas, des rues escarpées pavées de pierres mènent dans le haut du village. C’est ici que vit Karwan. 

Sa maison a un charme certain. Les pièces en sont exiguës et les plafonds bas. Les cheveux et la moustache noir corbeau de Karwan trahissent l’une des rares coquetteries que s’accordent les hommes âgés dans la région. Natif de Tawila, la vie de Karwan se confond avec celle de la région. Il nous raconte.

Né dans les années 1950, il a vu tous les conflits qui ont déchiré le Kurdistan irakien, à commencer par la première guerre d’autonomie dans les années 1960. L’occasion pour lui et sa famille de voir sa maison détruite. Engagé plus tard comme peshmerga dans les rangs du PDK, Karwan combattit les troupes de Saddam Hussein lors de la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Mais, précise-t-il non sans une pointe de fierté, lui n’a jamais été capturé, à la différence de son frère. 

Tawila se trouvant sur la frontière, elle fut évacuée pendant toutes les années de la guerre. Karwan trouva refuge à Souleimaniye jusqu’au « Soulèvement » et au départ des troupes irakiennes en 1991. À son retour à Tawila, Karwan put constater que sa maison avait été détruite, une fois encore. Mais le départ de l’armée de Saddam Hussein et la fin de la guerre du Golfe ne signifiait pas le retour au calme. Dès le début des années 1990, des escarmouches éclatèrent entre les différents groupes armés kurdes rivaux. Au conflit armé entre le PDK et l’UPK vinrent s’agréger d’autres acteurs d’importance moindre. Parmi eux, on comptait le Mouvement islamique du Kurdistan, organisation islamique radicale qui devait prendre le contrôle de Tawila en 1993. La fin de la guerre civile et l’accord de cessez-le-feu passé entre le Mouvement islamique du Kurdistan et l’UPK, en 1998, ne devaient déboucher que sur une paix fragile. 

Alors que le reste du Kurdistan pansait ses plaies et bénéficiait d’une aide de la communauté internationale, la région de Hawraman suivait une autre voie. Ansar al-Islam, groupe djihadiste expulsé d’Afghanistan suite à l’intervention américaine, s’y installa par la force, de concert avec des organisations kurdes locales en 2001. Ansar al-Islam contrôlait ainsi le village voisin de Byara, point de passage obligé vers la plaine de Sharezur et Souleimaniye. Tawila, elle, demeurait sous la coupe du Mouvement islamique kurde. Ces années noires marquèrent l’histoire de la région. Et si le contrôle de quelques villages permirent à Ansar al-Islam de proclamer un éphémère « émirat », le souvenir de cette période reste aujourd’hui pénible à évoquer. 

Tawila était coupée du monde, les allées et venues sévèrement entravées et surveillées. Le village était certes contrôlé par un mouvement radical local, mais il était impossible d’éviter les check-point d’Ansar al-Islam à Byara. Les voitures étaient fouillées, les passagers questionnés. Découvrir des liens avec l’un des deux principaux partis kurdes signifiait la mort. Karwan se souvient du cas de deux personnes dont les liens avec l’UPK furent découverts par les djihadistes. Tous deux furent exécutés. Karwan, qui avait combattu dans les rangs du PDK, ne se rendit pas une seule fois à Souleimaniye sous « l’émirat » par crainte de passer les checks-points. « Les riches partaient et les pauvres restaient. C’était vraiment une époque terrible », se souvient Karwan. 

Il fallut attendre mars 2003 pour que, avec le soutien aérien de l’armée américaine, les troupes de l’UPK reprennent le contrôle de la région. Les djihadistes s’enfuirent et leurs complices kurdes furent arrêtés. Dès 2005, les autorités du Gouvernement régional du Kurdistan nouvellement institué financèrent la construction d’une route entre Tawila et le site d’Ahmed Awa. La région devenait accessible après des décennies de fermeture. Les premiers touristes kurdes, citadins pour beaucoup, firent leur apparition. 

Pourtant, la situation demeurait volatile et l’instabilité politique irakienne n’était pas pour encourager un tourisme international. En 2009, les pasdaran iraniens arrêtaient ainsi un groupe de trois touristes américains qui avaient franchi involontairement la frontière. Les touristes kurdes ayant, en raison de leurs passeports irakiens, toutes les peines à quitter les frontières du pays, le tourisme local se développait malgré tout, à un rythme poussif, mais inexorable.

L’économie à Hawraman était au point mort. La région avait été vidée de ses forces vives pendant des années puis été le théâtre d’affrontements meurtriers. Isolée de tout, les villages frontaliers n’avaient pu que vivoter sous la coupe des groupes radicaux. Le tourisme représentait ainsi une manne pour une économie exsangue. Mais l’apparition et l’essor d’un tourisme irakien a-t-il véritablement bénéficié aux habitants des villages concernés ?

Sans l’ombre d’un doute, nous assure Karwan. « De toutes les maisons d’hôte et restaurants qui se trouvent à Tawila, je n’en connais pas un seul qui soit la propriété de quelqu’un d’extérieur. » L’afflux de touristes est vu avec d’autant plus de sympathie qu’il reste, pour le moment, limité et qu’il serait très exagéré de parler de phénomène de masse. Dans une région où l’économie reste fragile et où, comme tient à le souligner Karwan, le non-paiement du salaire des fonctionnaires est un problème récurrent. Le tourisme permet, un tant soit peu, de stabiliser une situation encore précaire. Sans doute cela explique-t-il que les habitants, dont la région a été martyrisée il n’y a pas si longtemps par les troupes de Saddam, ne voient pas d’un mauvais œil l’arrivée de touristes irakiens. 

Le tourisme a beau demeurer limité et réjouir les habitants de Tawila, il est impossible de ne pas remarquer son impact sur la région. D’abord, par la construction de maisons ou d’hôtels dans des lieux relativement préservés ou exposés, parfois jusque sur la frontière iranienne. Mais avant tout, c’est la mauvaise gestion des déchets générés par les touristes qui interpelle. La rivière qui traverse Tawila charrie de multiples déchets plastiques. À Byara aussi, les forêts avoisinantes sont truffées de déchets divers. À Ahmed Awa, le site le plus visité de la région, les déchets sont omniprésents. Le problème de la gestion des ordures est d’ailleurs plus large et touche tous les lieux de villégiature du Kurdistan, du coin à pique-nique à la station de haute-montagne. 

L’accroissement du nombre de visiteurs dans la région de Hawraman s’inscrit plus largement dans l’essor d’un tourisme local au Kurdistan irakien. La situation de Hawraman n’a en effet rien d’exceptionnelle et les sites d’Amedî ou le village d’Akre, dans le nord du pays, comptent au moins autant de visiteurs irakiens chaque année. La région de Hawraman se distingue des autres sites touristiques kurdes en cela qu’elle était, il y a vingt ans à peine, considérée comme l’une des régions les plus dangereuses et les plus arriérées du Kurdistan irakien. C’est, paradoxalement, à son l’isolement contraint par une histoire mouvementée que la région doit en partie son charme. 

Parallèlement à cet essor relatif du tourisme, la contrebande de marchandises avec l’Iran, activité lucrative traditionnelle de Hawraman, a depuis peu été sérieusement entravée. L’ouverture d’un nouveau point de passage frontalier en 2023 a ainsi été vu d’un fort méchant œil par la population locale. L’accroissement du nombre de gardes-frontières irakiens (fédéraux) a compliqué le travail des passeurs là où, il y a peu, les peshmergas fermaient les yeux avec bienveillance.

Les jeunes qui aidaient les kolbers à passer la frontière se retrouvent de ce fait sans ressources. Karwan nous parle de sommes faramineuses, allant jusqu’à 20 000 dollars mensuels, sans que nous soyons en mesure de vérifier ses chiffres. Le nombre accru de « fédéraux » n’est d’ailleurs pas la cause unique de cette baisse d’activité. Selon X, la contrebande a toujours fluctué au gré des aléas du marché et des prix des marchandises des deux côtés de la frontière. « Il y a six mois, la viande était beaucoup moins chère en Iran, nous explique Karwan, mais aujourd’hui, son prix a sérieusement augmenté là-bas, c’est pourquoi les kolbers ont cessé d’en importer. »

La « faiblesse » du passeport irakien fait que le flot des visiteurs kurdes n’est pas prêt de tarir. Mais la persistance d’un tourisme d’ampleur limitée saura-t-il combler le manque à gagner provoqué par la baisse de la contrebande ? De toute évidence non, car l’instabilité chronique de cette région frontalière interdit pour l’heure d’attirer des visiteurs d’autres pays en masse. Une fois de plus, dans son histoire, la région de Hawraman se retrouve piégée par sa géographie ingrate. Mais peut-être est-ce précisément celle-ci qui épargnera à cette région montagneuse d’exception de porter les stigmates qu’entraîne avec lui le tourisme de masse.


1. Le nom a été modifié pour protéger l’identité de la personne.

2. Fondé dans les années 1980 en Iran, le Mouvement islamique kurde a combattu l’UPK au début des années 1990 et était, alors, considéré comme la troisième force politique kurde. Divisé, écrasé militairement et affaibli par plusieurs scissions, le mouvement ne joue plus aujourd’hui qu’un rôle marginal au Kurdistan irakien. 

3. Selon les statistiques officielles, le secteur public emploie la moitié de la population active de la région autonome du Kurdistan. Les salaires sont souvent versés de façon aléatoire et partielle en raison des crises budgétaires à répétition entre Erbil et Bagdad, voir notre enquête sur le sujet: “Entre Bagdad et Erbil, l’impossible accord budgétaire

ViaEnguerran Carrier