Alors que le nombre d’infections augmentait dans le pays, les hauts lieux de manifestations comme la place Tahrir à Bagdad (l’épicentre de la contestation dans la capitale) se sont peu à peu vidés. 

S’exprimant sur le sujet, l’expert politique Maan al Zubaidi soutient que l’usage de la répression a contribué à réduire le nombre de manifestants lors de leurs rassemblements, ajoutant que l’épidémie de Coronavirus a aussi joué un rôle négatif envers les manifestations car les militants ont fini par appréhender le risque de contamination: “Initialement, les manifestants ont continué à venir aux manifestations en nombre sur la place Tahrir et dans d’autres villes, bravant les dangers du virus et de la violence. Puis il y a eu une véritable prise de conscience que les manifestations pouvaient devenir des clusters redoutables malgré la mise en place de mesures préventives”, explique-t-il.

A l’époque, la commission des droits de l’Homme en Irak avait entamé des pourparlers avec les manifestants pour tenter de les convaincre de cesser les rassemblements. La situation sanitaire appelait effectivement à une cessation des attroupements pour contrer l’avancée du virus. “Certains manifestants voulaient continuer les sit-ins tout en participant à une campagne de sensibilisation aux risques de contamination au COVID-19, notamment pour faire appliquer les bons gestes barrières” explique Hassan Sami, un militant de la première heure. 

Le COVID-19 paralyse les manifestations

Le risque d’infection a continué à impacter les manifestations et provoquer un déclin du mouvement dans le centre et le Sud du pays. Les mouvements de contestation dans les provinces de Dhi Qar, Bassorah, Najaf, Diwaniyah et Babel ont été particulièrement touchés, notamment les marches hebdomadaires d’étudiants. Cependant, certains manifestants ont continué à se mobiliser durant cette période. Ahmed Samir, un manifestant fréquentant la place Tahrir, nous raconte qu’il n’a jamais cessé de fréquenter les sit-ins malgré l’augmentation du nombre de cas et de morts dans le pays. “Pour rien au monde”, dit-il, cesserait-il de se mobiliser. “La répression et la peur sont plus dangereux que le virus”, ajoute-t-il. 

Lorsque la situation sanitaire s’est plus fortement dégradée, les manifestants ont fini par changer de stratégie en redoublant leurs activités de militantisme contre la corruption et le système politique sur les réseaux sociaux plutôt que dans la rue afin de continuer à faire entendre leur voix. 

Les militants de la révolution d’Octobre ont sensiblement changé la donne politique en Irak en contribuant à la démission du Premier ministre Adel Abdul Mahdi. La crise politique a finalement amené à la nomination de Mustafa al Kadhimi, l’ancien chef du renseignement intérieur irakien initialement sympathisant du mouvement de protestation. En plus de la transition gouvernementale, une nouvelle loi électorale a été votée. La lutte contre la corruption s’est accélérée et plusieurs officiels mêlés à des affaires de corruption ont étés démis de leurs fonctions. Toutefois l’Irak est loin d’avoir réglé tous ses problèmes. Selon Al Anzi, un militant originaire de Bagdad, le nouveau gouvernement n’a pas tenu sa promesse de dévoiler et de juger les responsables de la violence contre les manifestants qui a fait plus de 600 morts en à peine trois mois. “Le gouvernement a également été incapable de résoudre la crise financière qui afflige le pays et n’a toujours pas répondu aux demandes des manifestants de donner des emplois aux diplômés qui sont normalement octroyés à la sortie des universités. C’est pour cela que le mouvement se perpétue aux portes de la zone verte où siège le gouvernement de Bagdad”, explique-t-il. 

La gestion gouvernementale des manifestations

Les manifestations de l’année passée ont profondément ébranlé l’élite qui dirige, au point où elle n’a pas trouvé d’autre alternative que d’employer les armes contre les manifestants, tirant à balles en caoutchouc et à balles réelles, aspergeant la foule d’eau brûlante ou en employant des gaz lacrymogènes. Rapidement, apparurent des bombes à gaz lacrymogène très lourdes qui tuèrent plusieurs personnes en leur fracassant la tête. Les manifestations ont fait près de 600 morts et des milliers de blessés. 

La gestion de la crise par le gouvernement a été inacceptable aux yeux de beaucoup. Elle n’a pas permis de répondre aux attentes des manifestants. Selon l’écrivain et journaliste Ali al nawab, qui participa à plusieurs manifestations, le gouvernement a failli à ses engagements sur de nombreux points, notamment à révéler et juger les coupables des violence et meurtres de manifestants. Selon lui, le Premier ministre actuel Mustafa al Kadhimi et son gouvernement ont “non seulement failli à exposer les réseaux de corruption politique, mais se sont également révélés incapables de forcer les responsables de la violence et du chaos actuel à la démission”, dit-il. De nombreux militants avaient prévenu que le gouvernement de Mustafa al Kadhimi, bien que présenté comme réformiste, représentait en fait la même élite que celle qui avait amené le pays à la faillite. Dès lors, il semblait difficile d’imaginer qu’elle parviendrait à tenir ses promesses de début de mandat. 

Bien que l’épidémie de COVID-19 ait eu un impact sur le mouvement de contestation, une autre raison de son déclin est à chercher dans les divisions internes au mouvement. En effet, une partie d’entre eux a été instrumentalisée par le gouvernement à un certain point. Selon un militant de la révolution d’Octobre s’exprimant sous couvert d’anonymat, le Premier ministre al Kadhimi aurait mis en œuvre tous les moyens pour mettre un terme au mouvement. La tactique la plus efficace aura été de “diviser pour mieux régner”, selon le militant. Ce fut le cas lorsque le gouvernement embaucha de nombreux journalistes et militants qui étaient au devant de la scène durant les manifestations dans plusieurs provinces du pays. A titre d’exemple, le célèbre journaliste Mushriq Abbas, qui dirige la chaine NRT Arabi ainsi que NasNews. a été nommé conseiller auprès d’al-Khadimi. Nous citerons également Raed Joohi, militant et juge auprès de la cours de justice, a été promu chef du bureau du Premier ministre. De son coté, le militant et universitaire Kadhim al-Sahlani originaire de Bassorah a été nommé conseillé auprès d’al-Kadhmi sur les affaires provinciales, nous explique le militant. 

La liste (non exhaustive) des militants ci dessus a eu une influence significative sur le mouvement de contestation. Leur promotion au sein des institutions gouvernementales ne doit pas être perçue comme une forme d’influence grandissante du mouvement contestataire au sein du gouvernement, mais au contraire comme une stratégie de ce dernier pour juguler le mouvement populaire. Le journaliste Bader Al-Rikabi, confirme cette version, soutenant que le gouvernement a géré le mouvement de contestation de manière à servir ses propres intérêts et non pas pour prendre en compte ses demandes “[Il] a tenté de se montrer comme un soutien au manifestants. C’est une stratégie électorale, rien de plus. Le gouvernement n’a pas joué un rôle positif vis-à-vis du mouvement de contestation”, analyse-t-il.

Mr. al Rikabi a également ajouté que le mouvement de contestation s’est divisé, prenant des trajectoires différentes pour des raisons variées. Certaines forces politiques ont tenté de discréditer le mouvement populaire qui demandait plus de droits et une vie digne. “Le mouvement de contestation a dévié de son objectif initial qui était de changer le système dans le but s’intégrer dans le paysage socio-politique; il s’est plutôt intégré au système”, soutient le journaliste.  

Kidnapping de militants

Aux heures les plus sombres de l’épidémie de COVID-19, le mouvement de contestation a toutefois perduré, alors que des dizaines de militants ont étés kidnappés et assassinés. Le gouvernement n’a pas pris de véritables mesures mis à part émettre des déclarations condamnant le ciblage des activistes, sans pour autant dévoiler qui étaient les responsables de ces crimes ou leur affiliation politique. Il est pourtant avéré que certains partis politiques ont joué un rôle direct dans la répression du mouvement social afin de limiter les conséquences d’une éventuelle révolution politique. Sur ce sujet, Mr. Maan al-Zubaidi affirme que des factions politiques ont travaillé avec les forces de sécurité dans le but de briser le mouvement des sit-ins de la place Tahrir à Bagdad.

Malgré ces attaques contre les manifestants, le Premier ministre Adel Abdul Mahdi a été contraint à la démission le 30 Novembre 2019. Il laissa l’Irak en crise avec un gouvernement de transition où les différentes factions politiques s’efforçaient de trouver une alternative qui puisse à la fois satisfaire les manifestants tout en se maintenant au pouvoir. Le premier remplacement de Mr. Abdul Mahdi fut Muhammad Tawfiq Allawi qui fut nommé suite à un accord entre les Sadristes et le chef de la branche politique de l’organisation Badr, jugée proche de l’Iran. Malgré les promesses initiales de Mr. Allawi de traîner les responsables des crimes contre les manifestants devant la justice -dans son premier discours suivant sa nomination, la police anti-émeute continua à cibler les manifestants après cela. 

En réponse à la nomination de ce nouveau Premier ministre, les manifestants brandirent le slogan “Muhammad Allawi est rejeté”, le voyant comme le nouveau visage du système politique établi en 2003 qu’ils s’étaient juré de renverser. Mr. Allawi échoua finalement à former un gouvernement. En mars 2020, du fait de la pression politique, il fut contraint à la démission. La porte fut à nouveau ouverte à de nouveaux candidats comme Mr. Adnan al Zurfi, lui aussi automatiquement rejeté par les manifestants du fait de ses relations trop ambiguës avec les États-Unis. Dans l’impasse, l’élite politique irakienne a été contrainte de propulser une nouvelle figure sur le devant de la scène pour combler le vide. C’est ainsi que Mr. Mustafa al Kadhimi a fait son apparition. 

Mr. al Kadhimi a été nominé par le président Barham Saleh et son esquisse de gouvernement a été approuvée par le parlement. A cette époque, les manifestants avaient une opinion divisée de Mr. al Kadhimi. Un activiste, Ali Adnan, se souvient: “Beaucoup de manifestants étaient dubitatifs quant à lui et à la façon dont son gouvernement a été formé. La rue voulait la formation d’un gouvernement indépendant qui aille dans le sens de ses réclamations. Mais rien de tout cela n’a eu lieu. Mr. al Kadhimi est le parfait exemple du marchandage politique et du consensus que les partis politiques appliquent généralement pour se partager les positions gouvernementales et les portefeuilles ministériels. 

Un Covid providentiel

À mesure que la déception gagnait les rangs des contestataires, le Coronavirus s’est propagé dans le pays. Les manifestants ont alors initié des campagnes pour encourager la distanciation sociale et d’autres mesures sanitaires. Certains ont également distribué des masques sanitaires, qui se vendaient alors le double de leur prix dans des pharmacies privées. Les infirmeries de campagne, que les manifestants avaient installées pour soigner les victimes des manifestations, sont devenues des plateformes pour sensibiliser les passants aux dangers de l’épidémie. Suha Qahtan, une volontaire dans une clinique médicale nous explique qu’elle a travaillé avec six autres militants, rédigeant des tracts afin d’informer sur les dangers de l’épidémie de COVID-19 tout en décrivant les mesures préventives que tout un chacun se devait d’observer. 

Parallèlement à cela, le gouvernement établit un comité de gestion de crise dirigé par le Premier ministre en personne, afin de mettre en place les mesures adéquates pour prévenir une explosion de l’épidémie. Celui-ci instaura notamment le couvre-feu et réorienta les administrations publiques dans un effort concerté pour soutenir le secteur de la santé. Les mesures prises par le comité, comme le couvre-feu, ont été appliquées par les forces de sécurité. Cette dernière mesure a particulièrement impacté le mouvement révolutionnaire. Pendant ce temps, allant de leurs propres initiatives, les militants ont lancé une campagne de désinfection des places de rassemblement pour éviter les contaminations. 

Malgré le déclin du nombre de manifestants sur la place Tahrir et les autres pôles de la contestation, une part importante de militants a continué à appeler au changement via les réseaux sociaux. Internet a ainsi joué un rôle significatif dans la perpétuation de l’esprit des manifestations. Les militants ont continué à partager des publications condamnant la corruption. Les plateformes des médias sociaux ont été un outil permettant à leur voix de se faire entendre après que les médias publics ont délibérément refusé de couvrir le mouvement de manière objective. 

Le blogueur irakien Mokhtada al Muhammadawi souscrit à cette perception, ajoutant que le retrait des manifestants des lieux de contestation a naturellement renforcé leur activisme sur les réseaux sociaux. “A travers eux, ils ont lancé des campagnes pacifiques appelant au changement. Durant la propagation de l’épidémie de COVID-19, les hashtags les plus importants employés par les manifestants étaient encore centrés sur le respect des droits humains et la fin des violences envers la rue: “Il y a des limites”, “sauvez les Irakiens”, “l’Irak saigne” refirent surface après que des manifestants furent à nouveau ciblés à Bagdad et Najaf.” 

L’expert en politique Mahdi Khazal, rappelle qu’il n’y a pas eu de changement positif de la part du gouvernement actuel. L’administration actuelle se voit comme l’héritière légitime des manifestants, notamment concernant l’administration de la justice envers ceux qui commirent des violences contre ces derniers. Mr. Khazal explique que les contestataires vont être amenés à se réorganiser afin d’entrer dans l’arène politique: “Ça ne sert à rien de continuer à manifester sans produire de représentation et d’acteurs au sein de la scène politique”, conclut-il. 

Le mouvement de la révolution d’Octobre a amené de nombreux changements, tant positifs que négatifs, dans l’arène politique irakienne. Il a forcé le gouvernement à démissionner, impulsant une réforme électorale tout en forçant les autorités à accepter des élections anticipées. Mais le prix à payer fut lourd: tout ceci fut rendu possible par le sacrifice de centaines de manifestants. Désireuse de prévenir toutes réformes supplémentaires, la classe au pouvoir a su user de l’épidémie de coronavirus pour saper le mouvement de contestation.