La capitale provinciale abrite des communautés arabes, turkmènes et kurdes et est également divisée en groupes sectaires (chiites et sunnites). Les griefs historiques consécutifs aux efforts déployés par les acteurs politiques pour modifier la démographie de la ville ne se sont jamais refermés et sont régulièrement ravivés en raison de l’instrumentalisation de ces divisions par les acteurs politiques.

Les tensions sous-jacentes à Kirkouk ont atteint leur paroxysme le 2 septembre lorsque quatre Kurdes ont été tués lors de violents affrontements. Ces décès peuvent laisser présager un automne difficile dans ce gouvernorat multiethnique, revendiqué à la fois par Bagdad et Erbil, où vivent des Kurdes, des Arabes et des Turkmènes. Les élections provinciales prévues pour le 18 décembre – les premières depuis 2005 – seront un test clé de l’équilibre relatif des pouvoirs dans le gouvernorat. Si les enjeux locaux sont considérables, les développements politiques à Kirkouk auront également un impact significatif sur les relations entre Bagdad et Erbil.

En août, le gouvernement irakien a annoncé qu’il rendrait l’ancien siège du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dans la ville. Le parti avait quitté le complexe le 16 octobre 2017, lorsque les forces de sécurité irakiennes et les forces de mobilisation populaire (FMP) ont pris Kirkouk à la suite du référendum de 2017 sur l’indépendance de la région du Kurdistan. Depuis lors, il a été utilisé par le Commandement des opérations conjointes (JOC) de l’Irak.

Au cours des six dernières années, le PDK a toujours dit qu’il avait l’intention de revenir dans la ville, mais ses plans n’ont pas été mis en œuvre. Le parti espère améliorer ses résultats lors des élections législatives fédérales de 2021, où il a remporté deux sièges, et une présence active à Kirkouk constitue un symbole clé pour sa campagne. La remise du siège aurait fait partie de l’accord de formation du gouvernement qui a porté au pouvoir le premier ministre Mohammed Shia al-Sudani, en partie avec le soutien du PDK. Il s’agissait donc d’un test clé de la bonne foi du Premier ministre irakien Mohammed Shiaa al-Sudani et de sa capacité à mettre en œuvre l’accord.

Des groupes s’opposent au transfert, dont Asaib Ahl al-Haq (AAH), parti milice soutenu par l’Iran. Parmis  les autres opposants à l’initiative figurent un groupe sunnite dénommée la Coalition Arabe de Kirkouk ainsi qu’une partie du Front turkmène irakien (FTI). Cest groupes politiques ont lancé une manifestation le 28 août près du quartier général et ont bloqué l’autoroute Erbil-Kirkouk. Des contre-manifestants kurdes ont organisé leur propre manifestation le 2 septembre et se sont dirigés vers le siège en question. Les miliciens de la FMP ont tiré sur la foule et ont tué une personne sur le coup ; trois autres sont décédées plus tard des suites des blessures subies au cours des affrontements. Tous étaient kurdes. Le gouvernement irakien a imposé un couvre-feu pendant la nuit et a maintenu une présence militaire visible dans les rues afin d’éviter de nouvelles violences.

Le lendemain, la Cour suprême fédérale irakienne a suspendu la mise en œuvre du transfert du siège au PDK. La Cour est connue pour rendre des arrêts contraires aux intérêts des partis kurdes au pouvoir, notamment en déclarant inconstitutionnels la loi sur le pétrole et le gaz de la région du Kurdistan et la prolongation du mandat du Parlement du Kurdistan. Par conséquent, le statu quo ante concernant le siège du PDK prévaudra à court terme.

Le Positionnement des partis

Les dirigeants kurdes ont réagi avec fureur à ces décès, exigeant que les auteurs soient traduits en justice. Le PDK, en particulier, a émis un message fort. Masoud Barzani, chef du PDK, a déclaré que ceux qui font couler le sang kurde “auront de très mauvaises conséquences” et que les responsables “paieront un lourd tribut”. Le premier ministre du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), Masrour Barzani, qui est l’un des principaux dirigeants du PDK, a qualifié la décision de la Cour suprême de “farce”. Le parti a organisé un rassemblement nationaliste à Duhok le 5 septembre pour signaler qu’il adopterait une ligne dure sur cette question.

Les dirigeants de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), qui est traditionnellement le parti kurde le plus puissant à Kirkouk, ont également condamné les décès et demandé l’ouverture d’une enquête. Toutefois, ils ont également accusé le PDK d’avoir précipité la situation. Le chef de l’UPK, Bafel Talabani, a déclaré dans un communiqué que “verser le sang de nos jeunes est inacceptable et que leurs vies et leurs destins ne devraient pas être joués au nom du sens du nationalisme”, apparemment une référence au PDK. 

Le PUK n’a pas obtenu de bons résultats lors des élections législatives de 2021 et a perdu deux de ses sièges. Une meilleure performance en décembre est essentielle pour le succès global du parti. Battre le PDK et maintenir son statut de plus grand parti kurde est une priorité essentielle. Le poste de gouverneur pourrait également être en jeu.

Le rôle meurtrier joué par les FMP dans les violences ne doit pas être négligé, tout comme leur rôle politique. Le chef de AAH, Qais al-Khazali, est une personalité puissante au sein du Cadre de Coordination Chiite (CCC) le principal bloc formant le gouvernement dPremier ministre Mohammed Shia al Sudani. Il a cependant des prises de position indépendantes qu’il utilise afin de se démarquer des autres acteurs politiques de sa coalition. Le fait de bouleverser les plans du Premier ministre et de contrecarrer le PDK montre l’influence que peuvent avoir le PMF et les groupes soutenus par l’Iran.

D’autres partis sunnites sont plus favorables au retour du PDK à Kirkouk. Au lendemain des violences, Khamis al-Khanjar, le chef de l’alliance Siyada, a rencontré Masoud Barzani à Erbil. Mr. Khanjar se présente sur une liste commune avec le président du Conseil des représentants, Mohammed al-Halbusi, aux prochaines élections provinciales de Kirkouk.

Enfin, le Front turkmène irakien (FTI) joue également un rôle important dans ce dossier. Kirkouk est au cœur des revendications des Turkmènes, qui souhaitent disposer de leur propre assise territoriale en Irak, à l’instar de la région du Kurdistan. Cependant, leur communauté est politiquement et géographiquement fracturée. Le FTI a également connu une lutte de leadership qui a émoussé son pouvoir, tandis que la communauté turkmène dans son ensemble est divisée entre les groupes chiites et sunnites et ceux qui sont étroitement liés au gouvernement régional du Kurdistan et au parti démocratique du Kurdistan. D’une certaine manière, le FTI pourrait jouer le rôle de faiseur de roi dans tout scénario post-électoral. Le gouvernement turc a prévenu qu’il surveillait la situation et qu’il soutiendrait les Turkmènes pour éviter des changements démographiques à leur détriment dans la région.

Conséquences

Bien que les violences se soient limitées au 2 septembre, l’épisode ne sera certainement pas oublié. Kirkouk est un “troisième rail” de la politique irakienne. En essayant de mettre en œuvre l’accord de formation du gouvernement et de remplir ses obligations envers le PDK, le gouvernement de M. Sudani a reçu un mauvais choc qui se répercutera tout au long de l’automne.

Il existe également des divisions dans la manière dont les partis sunnites abordent le retour potentiel du PDK à Kirkouk. La Coalition arabe à Kirkouk est affiliée au gouverneur par intérim de la province, Rakan al-Jabouri, qui a été nommé en 2017. Il pourrait conserver ce poste à l’issue des élections provinciales, mais il est confronté à une bataille difficile face à l’opposition et à l’ambition kurdes. Beaucoup dépend du résultat de la composition post-électorale du conseil provincial.

La conséquence la plus importante sera une nouvelle détérioration des relations déjà difficiles entre Bagdad et Erbil. Bien que Mr. Sudani semble avoir agi de bonne foi. En essayant de rendre le contrôle du quartier général au PDK, il n’a toutefois pas été en mesure d’appliquer sa décision, contrecarrée à la fois par des acteurs locaux et par des membres de sa propre coalition. 

Le PDK estime qu’il a déjà des raisons de douter de la capacité de Sudani à tenir ses promesses et cela ne fera que renforcer cette perception. En effet, dans les jours qui ont suivi le 2 septembre, le gouvernement régional du Kurdistan, dirigé par le PDK, a attaqué le gouvernement fédéral pour ne pas avoir envoyé la part du budget de la région du Kurdistan et a proclamé de façon spectaculaire que les pourparlers entre Bagdad et Erbil avaient “échoué“. Cela réduit les chances de progresser sur d’autres questions, comme une loi nationale sur les hydrocarbures

Il n’est pas certain que les violences se reproduisent à Kirkouk, mais plusieurs événements très chargés se dérouleront cet automne et pourraient exacerber les tensions. Le sixième anniversaire du référendum sur l’indépendance de la région du Kurdistan aura lieu le 25 septembre. Le PDK devrait profiter davantage de l’occasion que l’année dernière, où aucune manifestation importante n’avait été organisée, comme l’a montré le rassemblement du 5 septembre à Duhok. On ne sait pas encore s’il tentera d’organiser une commémoration à Kirkouk. Cet anniversaire sera suivi de près par celui du 16 octobre, qui sera lui aussi chargé d’émotion. Peu après, la campagne pour les élections provinciales commencera sérieusement.