Aux lueurs, en un jour ordinaire, Ahmed quitte son humble demeure. Cet agent d’entretien, ne porte pas la tenue typique à son métier, mais un ensemble digne d’un cadre d’entreprise – un costume noir élégant, une chemise blanche impeccablement repassée et des chaussures étincelantes. En outre, sa destination n’est pas un immeuble de bureaux aux façades de verre brillant, mais une résidence palatiale, celle d’un ancien gouverneur devenu parlementaire : malgré son poste officiel, Ahmed est employé chez un homme politique, qui a réussi à dissimuler cet emploi pour éviter de payer son salaire. Ce curieux cas est éclairant concernant la tendance singulière des travailleurs dits “fantômes”, présents non seulement dans les secteurs municipal, militaire et sécuritaire de l’Irak, mais également présents dans les foyers d’hommes politiques influents. Ahmed n’est que la partie émergée d’un gigantesque iceberg.

Il existe un réseau de ces travailleurs fantômes, précédemment employés pour le service public, qui ont rejoint le secteur privé au service de hauts fonctionnaires, recevant des salaires de l’État tout en remplissant des fonctions domestiques auprès de ces particuliers. D’autres travailleurs, comme Ahmed, ont été enrôlés dans le privé, transformant les maisons et les bureaux officiels en nouveaux lieux de travail.

Malgré leurs titres officiels, ces travailleurs de l’assainissement sont toutefois confrontés au mépris et à l’indifférence de la société, dont les préjugés culturels à l’encontre de leur travail sont légions. Le cas d’Ahmed est saisissant concernant ces préjugés. Il explique être souvent marginalisé, ce qui témoigne selon lui du manque de respect à l’égard de sa profession. 

Grace aux contribution d’une source au coeur de ce système d’emplois fantômes, cette enquête entend mettre en lumière la façon dont les préjugés sociétaux et la corruption politique se sont entremêlés, conduisant à l’exploitation d’un segment déjà marginalisé de la société – les agents d’entretien, qui continuent à travailler, gagnant parmis les salaires les plus bas du pays, à savoir 320 000 dinars (environ 220 dollars) par mois.

La situation des travailleurs de l’assainissement continue de s’aggraver car une grande partie d’entre eux n’ont pas d’équipement adéquat. Généralement vêtus d’uniformes gris de mauvaise qualité ou de vêtements personnels, le visage caché derrière des foulards de fortune, ces travailleurs sont exposés à un risque accru d’accident. Ce danger s’aggrave notamment la nuit, en raison de l’absence de gilets de haute visibilité, qui constituent un élément essentiel de l’équipement de sécurité des travailleurs de la route dans de nombreux pays.

De manière inattendue, le Premier ministre Mohammed Shia Al Sudani a accueilli une délégation de ces travailleurs au palais du gouvernement, tous arborant des uniformes officiels et des gilets orange – un spectacle peu familier pour le citoyen moyen. La réunion devait porter sur les difficultés rencontrées par ces travailleurs de l’assainissement et aborder des sujets tels que les salaires et les procédures opérationnelles.

Basem Khashan, membre du comité parlementaire pour l’intégrité, a révélé à The Red Line que la corruption s’est profondément infiltrée dans le milieu des agents d’entretien. Il a avoué avoir déjà entamé des procédures judiciaires sur le sujet, mais a déploré que la législation ne soit pas appliquée de manière adéquate sur le sujet.

Abordant le phénomène d’emploi fictif, Mr. Khashan constate, inquiet, que de nombreux agents d’entretien et éboueurs sont détournés de leur rôle initial et placés dans différents départements ou même au domicile de fonctionnaires. Ces pratiques ont été aggravées par des activités frauduleuses impliquant l’enregistrement de travailleurs fantômes afin de détourner leurs salaires. Il a cité un exemple scandaleux dans le gouvernorat de Diwaniya, où le nom d’un médecin a été faussement enregistré en tant qu’agent d’entretien, ce qui a permis à quelqu’un de percevoir son salaire de manière illicite.

Mettant en lumière le système corrompu qui sous-tend la distribution des salaires, M. Khashan a expliqué qu’un responsable de la gestion des travailleurs manipule l’ensemble du processus de paiement des salaires. Celle-ci a la liberté de les distribuer à sa guise, ce qui ouvre la voie à des pratiques frauduleuses et à des détournements de fonds. Malgré ces sombres circonstances, M. Khashan a assuré qu’il s’emploiera bientôt à porter l’affaire devant la justice, ce qui laisse espérer une enquête et une limitation de ces pratiques.

Le chaos qu’engendre cette corruption a des conséquences sur la propreté de l’espace public irakien: les villes restent souvent assaillies par des tas d’ordures qui s’amoncellent et des nids-de-poule remplis d’eau de pluie stagnante qui se transforment nids à microbes. Les rues poussiéreuses et rarement nettoyées aggravent encore la situation. L’explication récurrente des municipalités est la pénurie d’éboueurs ou l’absence de matériel de nettoyage adéquat.

Le porte-parole de la municipalité de Diwaniya, Mr. Mohammed Al-Rubai, s’est penché sur la question de l’accumulation des déchets dans sa province, révélant que les restes de nourriture, une forme de déchets organiques, représentent environ 65 % de l’ensemble des ordures, le reste étant constitué de substances non organiques.

Au milieu de l’agitation d’une artère principale de la ville de Nassiriya, dans la province de Dhi Qar, voisine de Diwaniya, des éboueurs s’affairent à nettoyer les rues. Alors qu’ils ramassent les ordures d’un restaurant voisin, ils se retrouvent soudainement enveloppés dans un étouffant nuage de poussière soulevé par un véhicule circulant à la hâte. Parmi ces travailleurs se trouvait Mohammed Hussein, qui occupe un emploi précaire auprès de la municipalité. Ce travailleur occasionnel attend un statut d’emploi permanent. Il a accepté d’aborder la question de l’entretien et de l’hygiène des ries pour The Red Line : “Le protocole comprenait autrefois le balayage et le lavage des rues, mais le modus operandi a changé. Aujourd’hui, nous nous concentrons sur le ramassage des conteneurs jetés dans les maisons ou des déchets accumulés dans les rues et sur les places publiques. Autrefois, nous étions plus nombreux, mais beaucoup ne sont plus là”, explique-t-il. 

Hussein a fait allusion au fait que ses collègues soient transférés dans d’autres départements ou bureaux. Niant ces affirmations, le gouverneur adjoint de Dhi Qar, Abbas Jaber, a suggéré que les travailleurs de l’assainissement ont simplement été déplacés afin de fournir des services dans les résidences des fonctionnaires ou alors se sont retrouvés affectés dans d’autres départements et bureaux de manière temporaire. Impossible qu’ils se soient retrouvés mêlés à un plan visant à siphonner les salaires du budget du gouvernement, selon lui.

Le sort des travailleurs du secteur de la propreté de l’espace public en Irak est hautement symbolique des problèmes plus vastes du pays : services publics inadéquats, corruption et manque de contrôle et de réglementation. Leurs histoires témoignent d’un système sous tension, qui nécessite une réforme globale pour le bien-être des travailleurs et la santé générale du pays. Pour que les choses changent, il faut donner la priorité à la transparence gouvernementale, à la lutte contre la corruption et à un financement suffisant des services publics. Cependant, un changement significatif ne s’arrête pas à la réforme des politiques ; il s’étend à la perception de la société. Le travail d’assainissement est essentiel pour maintenir la propreté de nos villes et la santé de nos concitoyens. À ce titre, ces travailleurs doivent bénéficier du respect, de la sécurité et de la rémunération digne du rôle qu’ils jouent dans la société..

ViaNabaa Mushreq ,Sam Mahmood ,Mohammed Shiaa ALZAIDAWI