Bassorah, la troisième ville d’Irak, compte environ 2.7 millions d’habitants selon les chiffres officiels — en réalité la population est plus large. Les recensements inexacts et l’absence d’un système électronique capable de calculer avec précision l’immigration à Bassorah a notamment engendré une confusion quant à sa population exacte. Parmi les facteurs de d’immigration vers la “Venise du Moyen-Orient”, on trouve notamment la recherche d’emploi dans le secteur privé, dans la construction ou bien les opportunités dans le secteur pétrolier. En effet, la province du sud du pays concentre un grand nombre de compagnies nationales et internationales exploitant plusieurs gisements d’hydrocarbures, une manne économique sans équivalent dans le reste du pays.  

Malgré la présence de compagnies pétrolières et une attractivité économique à Bassorah, le taux de chômage reste haut. L
Effectivement, les Iraquiens peinent toujours à trouver des opportunités d’emploi garantissant une vie décente, que ce soit dans le secteur public ou privé. En outre, les faibles services de santé, d’éducation, ainsi qu’une corruption profondément enracinée dans tout le pays empêchent réellement les citoyens de s’épanouir.

L’argent dans les poches des corrompus

En octobre 2019, le slogan « Éliminer la corruption » était une revendication populaire durant les manifestations contre le pouvoir. Quand les manifestations se sont propagées à travers le pays, des centaines de milliers d’Iraquiens ont réclamé des mesures radicales contre la corruption ainsi qu’un changement de régime politique. Ces revendications ont mené le pays à une crise profonde et une violente répression car les partis politiques contrôlent des milices armées qui échappent au contrôle de l’État. Ces partis-milices fonctionnent dans l’ombre en dehors de tout cadre légal tout en étant généralement sous l’influence d’acteurs étrangers. 

Le terminal pétrolier de Bassorah a une capacité de transfert de près de trois millions de barils de pétrole brut par jour. Or, les citoyens iraquiens ne profitent jamais de cette énorme production pétrolière. Ils sont en revanche les premiers à souffrir de la pollution et des maladies cancéreuses causées par les déchets toxiques émanant des torchères situées dans les champs pétrolifères exploités par de nombreuses sociétés étrangères et gouvernementales. Bien que l’Etat profite de cette exploitation et que des revenus entrent au Trésor public, ce dernier est régulièrement ponctionné par des personnes influentes. Les bénéfices de la production pétrolière irakienne finissent toujours dans les poches des corrompus dont les activités de prévarications font régulièrement la une sans qu’aucunes mesures ne soit prise pour résoudre l’opacité chronique dans les finances iraquiennes. 

Dans ce contexte, la question des problèmes sanitaires des habitants de Bassorah est délibérément occultée. Les agences gouvernementales et les départements concernés ne déclarent pas ces problèmes, ou bien stipulent qu’il n’y a aucune relation entre les maladies cancéreuses et la production de pétrole. Les spécialistes et les scientifiques, quant à eux, confirment qu’un lien étroit lie ces maladies et les gaz toxiques émanant des sites pétroliers, ce qui a également été confirmé par le directeur de l’Environnement du Sud de la province de Bassorah, Dr. Walid Al-Moussawi. Celui-ci explique: « Nous avons réclamé que le gouvernement et la société de pétrole de Bassorah payent des indemnités aux familles qui souffrent de maladies à cause des émissions d’hydrocarbures et aux familles des personnes décédées ».

Mr. Al-Moussawi ajoute : « Il y a un lien direct entre l’augmentation des émissions d’hydrocarbures émises par les torches sur l’augmentation de l’incidence des maladies cancéreuses dans les zones proches de la production pétrolière, y compris la région de Nahran Omar, que nous avons visité plusieurs fois. Nous avons vu de nos propres yeux qu’il y avait des taches d’huile qui se répandaient même sur les maisons et les champs d’agriculture, ce qui a entraîné la destruction des cultures dans la région affectée ».

La dissimulation manifeste des liens entre maladies et activité pétrolière est significative des efforts d’occultation de la réalité par les profiteurs de l’industrie pétrolière. Ce système mafieux implique à la fois les organismes de réglementation et les institutions gouvernementales liées à ce secteur. Ce marasme ne se limite d’ailleurs pas à la seule province de Bassorah. Il y a également des émissions de gaz dans les champs de la province de Kirkouk, Mossoul, Baiji ainsi que dans d’autres régions où les puits de pétrole et de gaz produisent, bien que Bassorah reste le principal centre de production du pays.

« La maladie vit parmi nous »

Dans la région de Nahran Omar, située au nord-ouest du gouvernorat de Bassorah, habite Raghad Jassem Karim, 42 ans. Il est une des personnes atteintes d’un cancer alors qu’il vit dans une zone proche de l’un des plus grands champs pétrolifères d’Irak. Karim a du mal à poursuivre son traitement de chimiothérapie pour un cancer du côlon. Nous l’avons rencontré chez lui, à quelques mètres du champ pétrolier de Nahran Omar, et il raconte : « Il y a environ un an, j’ai vu ma santé se détériorer peu à peu, et j’ai décidé de me rendre à l’hôpital. Le premier médecin m’a dit que je souffrais d’un problème d’estomac, et je n’étais pas complètement convaincu de ce diagnostic. J’ai consulté un autre médecin spécialisé en oncologie, parce que je commençais à ressentir une tumeur dans la région abdominale, et en effet, après avoir effectué tous les examens nécessaires, il a été révélé que j’avais un cancer du côlon ».

Afin d’obtenir de meilleurs soins de santé, Karim a quitté le pays pour le Liban pour s’y faire soigner, à ses frais, sans obtenir le moindre soutien financier d’un organisme gouvernemental ou d’organisations à but non lucratif. Il y a effectué plusieurs opérations qui lui ont coûté des milliers de dollars, ajoutant un autre fardeau et engendrant des coûts supplémentaires pour sa vie, et la vie de sa famille, sans parler des dommages psychologiques que sa famille et lui ont subi tout au long de la période de traitement jusqu’à aujourd’hui.

Karim raconte: « Nous appréhendions de consulter un nouveau médecin, de peur qu’il ne nous annonce que j’avais un autre cancer. Je crois que beaucoup de gens dans ma région et même de mes proches souffrent du cancer, mais ils craignent d’aller chez le médecin pour ne pas avoir de verdict. C’est vraiment une lutte psychologique avec soi que chacun de nous vit au  quotidien ».

Pendant que Karim nous parlait, les flammes des torchères d’huiles étaient visibles derrière lui. « Des flammes brûlent mon cœur lorsque je regarde la fumée montante pleine de gaz toxiques qui m’ont apporté le cancer. Mon frère aussi est mort d’un cancer en 2007 suivi de mon cousin. Dans notre région, les maladies sont innombrables. On peut dire que le cancer dans notre région est comme la grippe ailleurs, il se propage de façon effroyable. »

Karim déclare : « Aucun politicien iraquien ne nous a rendu visite jusqu’à aujourd’hui, bien que nous vivions dans les zones polluées par les hydrocarbures les plus dangereuses du monde. Les agences gouvernementales doivent nous indemniser pour les dommages sanitaires et psychologiques que nous avons subis, mais malheureusement, personne n’est à l’écoute. Cette région de Nahran Omar, dans laquelle ma famille et moi vivons, est une zone sinistrée et ne permet pas d’y vivre, mais nous n’avons pas d’autres alternatives pour quitter cette maison, en raison des prix élevés du logement dans d’autres régions ».

L’Irak possède la quatrième plus grande réserve de pétrole au monde, et est également un pays riche : le budget iraquien pour 2021 s’élevait à environ 103 milliards de dollars, tandis que le peuple lutte pour obtenir les droits dont il est privé. La pauvreté continue de se répandre dans les villes d’Irak en raison de la répartition inéquitable des richesses et de la main basse qu’on fait les partis politiques sur la richesse du pays depuis leur arrivée au pouvoir, après l’invasion américaine en 2003.

Des entreprises étrangères impliquées

De nombreuses compagnies pétrolières opèrent dans le sud de l’Irak, y compris dans la ville de Bassorah, sans déclarer les quantités de gaz brûlées pendant le processus de production de pétrole. La BBC a produit un documentaire qui traite du sujet des champs pétrolifères à Roumeila, dans la province de Bassorah où l’entreprise British Petroleum (BP), qui opère dans cette région, n’a pas annoncé la quantité de gaz brûlé dans le champ pétrolifère, car ces émissions ont causé de graves dommages à la santé humaine dans et autour de ces zones.

Le documentaire révélait que des cas de maladies cancéreuses, dont la leucémie chez les enfants, sont dues à l’activité pétrolière de la British Petroleum Company. Les autorités iraquiennes représentées par le ministère du Pétrole refusent de considérer ces maladies causées par les gaz émis lors des opérations de production pétrolière. Il faut remarquer que les taux de maladies les plus élevés se retrouvent dans les zones proches des sources de production de pétrole, telles que le champ West Qurna, Rouméla et Nahran Omar. 

 La même enquête a révélé que les compagnies pétrolières géantes, dont British Petroleum, Eni, Exxon Mobil, Chevron et Shell, ne déclarent pas les millions de tonnes d’émissions résultant de la combustion du « gaz de torche » qui accompagne la production de pétrole. Ces torches émettent des produits chimiques qui peuvent causer des cancers chez la population qui vit à proximité des champs pétrolifères. Depuis plusieurs années, le gouvernement iraquien n’a pas élaboré de plan stratégique sérieux pour profiter du gaz brûlé et pour l’utiliser comme source d’énergie importante.

La contrebande illégale de pétrole

 La contrebande de pétrole iraquien à l’extérieur des frontières n’est pas une nouveauté. Daech (ou État islamique), pendant son occupation de Mossoul, a fait passer du pétrole en contrebande en Syrie, et des factions armées proches de l’Iran sont accusées d’avoir fait de la contrebande de pétrole brut après la libération de la ville du contrôle de l’organisation, pour se financer et étendre son influence dans les zones libérées. De temps en temps, les autorités iraquiennes révèlent des réseaux de contrebande de pétrole, tandis que l’agence de sécurité nationale de la province de Bassorah (au sud de l’Irak) a déjoué la plus grande opération de contrebande de pétrole. Un gang a percé les lignes d’exportation de pétrole brut dans le champ de Zubair et l’a transporté vers un chemin de terre, pour être passé en contrebande plus tard vers d’autres pays voisins ou vers les régions du nord de l’Irak.

Le réseau de contrebande, dont les autorités iraquiennes ont annoncé l’arrestation, comprend des officiers et des employés de haut rang. Ce réseau a fait passer en contrebande près de 50 réservoirs de pétrole, à raison de 75 millions de litres par mois. Le pétrole qui est volé dans les canalisations qui sont creusées ou à travers les entrepôts de pétrole brut, passait en contrebande vers les pays voisins avec la complicité des douaniers et la participation d’agents de sécurité corrompus.

Dans une interview avec l’analyste politique Raad Hachim, celui-ci déclaré : « Certains revenus du pétrole se redirige directement aux partis et aux milices en Irak. L’économie iraquienne est par nature une économie de rente qui dépend du pétrole qu’elle produit et exporte dans le monde, mais ce que les gens ne savent pas, c’est que l’Irak, jusqu’à une période récente (vers 2013), n’avait pas de compteur pour calculer la quantité de pétrole exportée à l’étranger. Les opérations d’envoi ou d’exportation de pétrole hors du pays avaient lieu sans compteur ni mesures de quantités exportées quotidiennement, ce qui a permis aux agents corrompus de manipuler le surplus. Ce surplus est perdu entre le compteur et ce qui est passé en contrebande par les milices armées et les groupes de partisans ».

Hachim ajoute : « Le citoyen iraquien n’a pas du tout profité de ces ressources, parce que les bénéfices d’exportation corrompue du pétrole allaient dans les poches des partis et aux financements des milices. De grands groupes dans des villes comme Bassorah et Kirkouk ont ​​​​bénéficié de ces richesses par la contrebande ou hors du contrôle du gouvernement. On observe également une complicité des agences gouvernementales et des groupes armés influents dans l’État. En outre, un grand nombre de passeurs sont affiliés à des tribus iraquiennes. Les intérêts de ces tribus conviennent aux intérêts des corrompus, des bénéficiaires et des partisans qui ont formé des empires individuels représentés par des milices et des empires collectifs des partis et des milices de tribus qui opèrent hors du cadre de la loi. Tous ces empires se sont étendus et disposent d’énormes réserves financières ».

Un vaste réseau de corruption, protégé par qui ?

Selon Hachim, il y a une exploitation du nom de Hached al-Shaabi (Unités de mobilisation populaire) et du nom des factions armées pour dominer les ressources de l’État et les ports iraquiens à Bassorah, où a lieu une grande fuite délibérée, que les mafias exploitent pour faire passer du pétrole vers l’Iran et d’autres pays via la mer. Sur le terrain, le pétrole appartient à des milices, et sur les navires, il appartient à des pays voyous qui agissent hors des cadres légaux et dans l’importation et dans l’exportation.

 Un rapport officiel de Transparency International classe l’Irak parmi les derniers pays sur l’indice de corruption pour l’année 2021, ce qui est un indicateur dangereux de la baisse du niveau de transparence dans divers secteurs de l’État, au moment même où les Iraquiens ont du mal à obtenir des opportunités d’emploi, une vie décente et des droits, qui leur ont été refusés dans un pays doté de richesses. De temps en temps, le département du Trésor américain prononce des sanctions contre des politiciens et des partis iraquiens en raison de violation des droits de l’homme et de leur implication dans d’importants dossiers de corruption. Malgré la menace de sanctions visant à réduire les taux de corruption en Irak, ces tentatives n’ont pas abouti, ce qui signifie que la corruption continuera longtemps à ronger l’État et ses infrastructures et à voler les ressources du peuple.

 « Les réseaux de contrebande de pétrole sont protégés par des milices et des tribus hors-la-loi qui leur assurent une protection en échange de bénéfices et d’association aux mafias de la drogue. Il n’est pas improbable que ces milices aient même une association avec des groupes terroristes. Ce vaste réseau de corruption répand le vol, la destruction et vit aux dépens de la richesse du peuple. Il absorbe l’argent du peuple de manière indue, qui n’est acceptable ni par la charia ni par la loi. Ce qui a encouragé ces groupes à poursuivre ces actions, c’est qu’ils ont constaté la négligence du gouvernement, voire sa complicité dans la lutte contre la corruption », déclare Hachim.

Il ajoute : « Il y a des tentatives nationales de la part de certains dirigeants honnêtes, qui n’ont pas d’affiliation à un parti, pour limiter la corruption et lutter contre les voleurs de pétrole, mais malheureusement, ces dirigeants honnêtes font face à des sanctions dissuasives visant à les empêcher de lutter contre la corruption. Parfois, ils peuvent être transférés ou licenciés de leur travail par des groupes influents qui interviennent dans les affaires des institutions de l’État. Les officiers de sécurité craignent donc pour leur vie et celles de leurs familles s’ils continuent à poursuivre ces dossiers de corruption ».

 Un quota mortel… et une volonté politique inexistante

Après l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le terme « quota sectaire » a commencé à circuler parmi les partis politiques qui dirigeaient le pays, de sorte que les positions ont été divisées sur une base sectaire. Ce système est toujours en place aujourd’hui, et les Iraquiens pensent que ce système a créé des problèmes et a affaibli la loi et l’État. Un grand nombre d’institutions officielles sont sous le contrôle de partis politiques sectaires et de milices hors du cadre des lois de l’État. Des entreprises des milices se développent sous protection armée dans plusieurs régions du pays, notamment les zones libérées du contrôle de Daech où ces partis partagent les projets et la contractualisation.

Les gouvernements successifs d’Irak prétendent essayer de limiter la corruption dans le pays. Ils ont formé des comités et des institutions pour lutter mais en vain. Tant que le système de « quotas » existe et que les comités économiques contrôlent l’acquisition de ressources et de contrats, et que la volonté politique de tenir responsables les hauts fonctionnaires corrompus du pays est absente, il est impossible d’atteindre l’intégrité et d’éliminer la corruption.

Hachim ajoute : « Tout procès juridique qui vise un parti influent ou une mafia politique dans le pays est clos soit par le pouvoir d’influence de ce parti, soit par des pots-de-vin. Les corrompus ont l’habitude de régler et de mettre fin aux procès anti-corruption en payant des pots-de-vin. Normalement, les verdicts anti-corruption doivent être appliqués à tout le monde, mais cela est peu probable sous le gouvernement actuel. Les chefs de la corruption font partie des partis au pouvoir, il est donc impossible pour ce gouvernement de punir les corrompus. Il faut une volonté politique pour les poursuivre, et cette volonté politique appartient aux groupes qui contrôlent tous les ministères, les ressources et les départements de l’État qui ont des budgets énormes ».

ViaAzhar Al-Rubaie