Les marais irakiens forment la plus vaste zone humide de l’Asie occidentale. De manière saisonnière, les “Ahwars” (le nom local des marais irakiens) voient la qualité et le niveau d’eau fluctuer. Ces marécages en aval du bassin fluvial du Tigre et de l’Euphrate, à cheval entre la république islamique d’Iran et l’Irak ont de tout temps abrité un écosystème exceptionnel et permis le développement d’un mode de vie singulier et fragile. Désormais, une succession de sécheresses en Mésopotamie doublée d’une gestion calamiteuse de l’eau et de la protection de l’environnement menacent de leur porter un coup fatal.

Emblématique de la relation intime des hommes et de la nature figure un animal: le buffle des marais. Très dépendant d’une eau à la fois abondante et saine, les buffles voient aujourd’hui leur milieu naturel se réduire et leur écosystème s’effondrer. Ces derniers mois, une sécheresse encore plus précoce que d’habitude a forcé des centaines d’éleveurs de buffles à migrer toujours plus au cœur des marais centraux du district de Shebayish (province de Dhi-Qar, environ quatre cent kilomètres au sud-est de Bagdad) à la recherche d’une eau assez pure. 

Les dangers de la sécheresse ne touchent pas que les éleveurs de buffles, mais affectent tous ceux qui tirent leur subsistance de cette zone humide comme les pêcheurs. La pénurie d’eau amène donc les arabes des marais à remettre en question leur mode de vie pourtant considéré comme hériter des civilisations de Mésopotamie parmi les plus anciennes. Une étude génétique datant de 2011 a d’ailleurs retracé les origine des Ma’dan (les populations autochtones des marais) et a conclu qu’ils étaient les descendants des premiers Sémites qui se sont épanouis en Mésopotamie. 

Selon d’autres enquêtes, la superficie des marais recouvrait auparavant 17% du territoire Irakien, soit près de trente mille kilomètres carrés. Toutefois, la première et seconde guerre du Golfe (1980-1988 et 1991) ont causé des dommages irrémédiables à ces espaces et à ses habitants. En 2002, au moment le plus tragique de ce carnage humain et écologique, les marais ont étés réduits à une superficie de seulement 760 kilomètres carrés.

Patrimoine mondial de l’escroquerie

En juillet 2016, quatre des grands marais irakiens du sud de l’Irak ont rejoint la prestigieuse liste des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO. La zone concernée se situe entre les provinces de Bassorah, Maisan et Dhi-Qar et regroupe les marais de Shebayish, Les Hammar occidental et oriental ainsi que le marais de Hawiza. En six ans, rien ou presque n’a changé pour les habitants de ces marais: ils restent sujets à la négligence des autorités et aux aléas climatiques. Pire: au moment même où l’Organisation des Nations Unies inscrivait les Ahwars sur leur liste, le marais de Shebayish était littéralement transformé en un gigantesque bassin de rétention des eaux usées par les autorités locales, provoquant l’asphyxie de milliers de poissons.

En l’absence de projets économiques, touristiques ou infrastructurels significatifs dans ces zones qui puissent soutenir les populations des marais, ce havre écologique est menacé d’une disparition prochaine. Pour Mr. Raad Al-Asadi, le directeur de l’association d’écotourisme de Shebayish, le constat est accablant: “Dans quelques mois, ce sera le huitième anniversaire de l’inscription de nos marais sur la liste de l’UNESCO, sans que l’horizon ne présage de jours heureux, comme on avait pu nous le promettre”, constate-t-il. 

Mr. Al-Asadi ajoute que les habitants des marais redoutent une répétition des épisodes de sécheresse qu’ils ont pu connaitre par le passé. “Ces sécheresses ont causé la mort de buffles et de poissons alors que nous constatons une baisse croissante du niveau de l’eau dans les marais, or, on ne nous présente aucune solution pour faire face à la catastrophe qui s’annonce”. 

Les négligences des autorités envers les marais est liée à une corruption omniprésente qui balaie le pays depuis l’invasion américaine. Récemment, un complexe touristique qui devait voir le jour au cœur des marais pour une valeur de 5.5 millions de dollars a été abandonné du fait des magouilles politiciennes et du désaccord entre les chefs des principaux partis influents dans la zone. Le projet a de fait été avorté par le ministère de la Culture et du Tourisme, selon des fonctionnaires locaux s’exprimant sous couvert de l’anonymat. 

La frustration est grande pour les habitants des marais, tel Mr. Haider Al-Salihi, originaire de Shebayish: “Le gouvernement s’en fiche de nos problèmes ici”. Du fait de la détérioration des conditions de vie, on constate une émigration croissante des populations vivant dans le cœur des marais vers d’autres zones où l’eau est encore de qualité satisfaisante. “Nous n’avons pas bénéficié de l’inscription de nos terres sur la liste du patrimoine de l’UNESCO. Cette affaire n’a jamais dépassé le stade de l’annonce médiatique”, affirme Mr. Al-Salihi, maussade. 

Ces derniers mois, les marais ont noté une chute sans précédent de leurs niveaux d’eau depuis des décennies. Cependant, les autorités locales et les acteurs internationaux n’ont à nouveau pas su être à la hauteur des événements, n’apportant aucune assistance aux communautés des marais en détresse.

Une biodiversité en danger

Selon une étude commandée par le ministère de l’environnement irakien, les Ahwars constituent un environnement fertile et unique pour sa biodiversité. Ils abritent de nombreuses espèces rares tels que la Rousserolle d’Irak, le Cratérope d’Irak, l’Ibis sacré, l’Érismature à tête blanche ainsi que de nombreux oiseaux migrateurs qui viennent s’y reposer comme l’Épervier d’Europe, le Busard pâle, la Grue blanche ou encore le Flamant rose. 

Mr. Jassim al-Asadi, directeur de l’ONG Nature Iraq, atteste que les marais irakiens forment un environnement propice pour les oiseaux migratoires et que cette biodiversité distincte dans un environnement généralement aride a encouragé son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais en même temps, cette biodiversité est menacée par le braconnage. “Il y a de nombreuses pratiques destructrices qu’emploient les braconniers pour capturer les oiseaux, dont de nombreuses espèces protégées ”, confirme le responsable de l’ONG. 

Les épisodes successifs de pénurie d’eau qui affligent les marais 2003, ont, selon Mr. Jassim, encouragé les militants de son organisation à chercher des solutions afin d’augmenter le niveau d’eau et sa qualité dans les Ahwars. Ses bénévoles se sont ainsi affairés à la construction d’un chenal approvisionnant les marais avec les eaux de l’Euphrate afin de rehausser le niveau de la zone humide de 30 à 140 cm par endroits. 

Alors que certains spécialistes tentent de rassurer les populations en décrivant la situation comme une fluctuation naturelle du niveau de l’eau dans les marais, d’autres partagent un point de vue plus pessimiste sur l’effet de la sécheresse sur la biodiversité des Ahwars. Pour le chercheur et environnementaliste Laith Al-Obaidi, la répétition et surtout l’accentuation des sécheresses du fait du réchauffement climatique frappe de manière irréversible certains éléments de la biosphère. “Cela amène à un effondrement de masse des espèces qui s’appuient sur le milieu naturel que sont l’eau, l’air, et la terre et où les polluants s’amoncellent. Cela a par effet domino un impact sur les populations locales”, explique-t-il. 

Selon Mr. Al-Obaidi, la sécheresse affecte de manière significative les éléments qui forment la base de la vie dans les marais: le ratio entre eau et salinité. Une salinité accrue peut mener à l’extermination de tout l’écosystème halieutique (poissons), qui forme la base de la chaîne alimentaire des marais. Il faut des dizaines d’années pour un écosystème pour se régénérer d’une simple sécheresse. Or, nous constatons un accroissement des épisodes de sécheresse et de canicules hors-normes, ce qui pourrait empêcher toute résilience de la biodiversité. 

Tout cela est rendu plus grave encore par le faible niveau de prise de conscience des dangers de la sécheresse en Irak. La plupart des irakiens pense que les marais sont une énorme étendue d’eau inamovible, plutôt qu’un réseau biologique subtil et fragile interconnecté. D’où le besoin de solutions pratiques pour les protéger, rappelle Mr. Al-Obaidi.

L’impact du déclin écologique se fait directement ressentir au niveau économique, comme le rappelle Mr Jassim: “Les sécheresses impactent sérieusement la production de lait dans les marais. Le déclin de la production de lait de buffle est le résultat de la raréfaction et de la détérioration de la qualité des pâturages et de l’eau dans les marais. Le niveau de salinité augmente dans le marais de Shebayish, excédant le taux de 12,600 particules par million (ppm), ce qui représente un taux énorme de sel dans l’eau pour une zone humide, même saumâtre.

Désormais, de nombreux propriétaires de buffles d’eau ont du mal à se procurer du fourrage et se résignent à vendre les animaux qui leur restent. Le faible niveau d’eau et l’accroissement de la pollution affectent de plus en plus la santé de leurs bêtes, qui passent généralement plus de la moitié de leur vie immergées dans l’eau des marais. Mr. Jassim explique que l’apport en eaux fraîches du Tigre dans les marais orientaux permet encore une baisse du niveau de pollution, mais, alors que cet approvisionnement diminue au fil des ans, entraînant une intensification de la pollution. 

Plus encore, les particules de pollution émanant des égouts et qui sont directement rejetées dans les fleuves irakiens sont saturées en métaux lourds. Cette pollution additionnelle provoque de nombreuses pathologies chez les buffles d’eau. Selon un vétérinaire s’exprimant sous couvert de l’anonymat, ses confrères et lui font face à un accroissement des problèmes de santé des buffles: “Durant les pics estivaux de pollutions liés aux rejets des eaux usées dans les rivières en étiage (niveau le plus faible du débit annuel), les cas d’infections et les taux de mortalité du bétail s’accroît car la chaleur force les bêtes à passer plus de temps dans l’eau et donc à s’exposer plus à des produits toxiques. 

“Il y a plus de 300 000 buffles d’eau en Irak aujourd’hui, alors qu’on en comptait environ un million dans les années soixante-dix”, explique le docteur Khaled Al-Fartousi, qui dirige la branche irakienne de la fédération internationale des éleveurs de buffles. Ce déclin accablant est à associer à la réduction drastique des zones humides dans le pays ainsi qu’à l’appauvrissement du niveau de l’eau en Mésopotamie.

Face à ce constat, Mr. Jassim a appelé les autorités irakiennes à prendre leurs responsabilités afin de préserver les marais de manière efficace et durable, en particulier à l’aune de l’inscription des Ahwars sur la liste du Patrimoine Mondial de l’humanité de l’UNESCO.

Réactions officielles

Au lieu de consulter les spécialistes et les principaux centres de recherche internationaux, l’État irakien préfère accuser les militants écologistes de tromper l’opinion publique via leurs campagnes de lutte contre l’effondrement écologique dans les marais. 

Directeur du Centre de Revitalisation des Marais, une organisation affiliée au ministère des Ressources en Eau irakien, monsieur. Adnan Al-Moussawi, explique comment le discours des écologistes est trompeur: “Les publications sur les réseaux sociaux décrivant des sécheresses dans les marais sont fausses et ne s’appuient pas sur des données mises en perspective avec les niveaux de pluies annuelles dans le pays ainsi que sur le débit de l’Euphrate dans les marais centraux”, argumente-t-il. 

Contredisant des données satellites ainsi que plusieurs analyses de spécialistes, l’officiel maintient son bilan optimiste sur le sujet. “Le volume d’eau qui entre dans les marais est très bon et le niveau de salinité est satisfaisant”, sans présenter la moindre étude qui corrobore son point de vue. 

Mr. Al-Moussawi n’a pas seulement contredit des faits présentés par des spécialistes, mais s’est contredit lui-même en instrumentalisant ses données. Toutefois, il conserve une certaine véridicité en mentionnant que la sécheresse de 2021 n’est pas la pire que le pays ait enregistré. Celles de 2015 et 2018 ont en effet été très sévères.

Il est notoire que les militants écologistes font l’objet d’une suspicion tenace de la part des autorités publiques, qui n’hésitent pas à faire usage d’intimidation voire même de menaces de mort envers eux. C’est ce que confie Salman Khairalla, le directeur de Humat Dijlah Environmental, une ONG environnementale irakienne. “Les autorités réagissent à nos campagnes de manière ultra sensible. Elles font tout ce qu’elles peuvent pour amenuiser l’impact de nos campagnes de sensibilisation du public car elles induisent une forme d’incompétence du gouvernement.”, dénonce l’environnementaliste. 

Selon un communiqué de presse du Ministère des Ressources en Eau, l’Irak recevra 11 millions de mètres cubes d’eau de moins dans ses affluents d’ici à 2035 du fait du développement de barrages par la Turquie et l’Iran en amont du bassin versant mésopotamien. La perte de ce volume d’eau considérable aura un impact clair sur l’approvisionnement en eau des populations et des écosystèmes irakiens. 

Le 28 mai dernier, le comité pour l’agriculture, l’eau et les marais du Parlement irakien  a appelé au lancement d’opérations de creusement de puits afin d’assurer l’approvisionnement en eau pour les terres agricoles du pays qui souffrent d’une pénurie d’eau dûe à la surexploitation des eaux de fleuves par l’Iran et la Turquie en violation des accords bilatéraux précédents qui prévoyaient un partage plus équitable des ressources. 

Les preuves par satellite

Depuis les années cinquante, les marais irakiens représentaient une source de richesse culturelle et écologique sans pareille. Cependant, les images satellite disponibles montrent que les zones humides se sont graduellement désertifiées.

Pendant huit années de guerre, entre 1980 et 1988, les marais orientaux ont été transformés en champ de bataille que Saddam Hussein a même tenté d’assécher. Les Ahwars sont parvenus à se maintenir aux abords de la frontière iranienne du fait d’un débit en eau venant d’affluents iraniens. Plus tard, en 1991, une insurrection populaire armée contre le régime baathiste dans le sud du pays impliquant des tribus arabes des marais a secoué la zone humide. Les rebelles ont utilisé l’habitat naturel constitué de roseaux denses pour s’abriter et engager des opérations de guérilla contre l’armée régulière. En guise de châtiment, le régime irakien a détruit le bastion rebelle en détournant complètement le cours du Tigre et de l’Euphrate qui apportait jusque là un apport vital et constant en eau dans les marais depuis toujours.

En 2003, les installations de drainage toujours en place ont étés démantelées afin de raviver les marais. Le projet “Iraq Marsh lands Observation System” (IMOS) mis en place par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP) entre 2003 et 2005, a enregistré un accroissement des marais à hauteur de 42% de sa superficie initiale en novembre 2005. 

Les  images satellite prises des marais irakiens à différentes périodes montrent bien la diminution régulière des zones humides, qui couvraient une superficie de 19,788 kilomètres carrés en 1975. Cette superficie a chuté à 6852 kilomètres carrés en 2016 malgré tous les efforts de réapprovisionnement des marais entrepris.

Plus récemment, la décision unilatérale du gouvernement turc d’exploiter une part significative des ressources en eau qui s’écoule normalement en Irak ont sérieusement hypothéqué l’avenir des écosystèmes irakiens. Le changement climatique, quant à lui, engendre une série de fluctuations météorologiques qui pourrait à terme causer la disparition des marais, sauf si il est contré de manière efficace et concertée par des efforts sérieux de protection. Sans actions, cet environnement unique empli de vie depuis les fondements de l’humanité, serait appelé à disparaître à jamais.

ViaAlaa Koli, Mohammed AlZaidawi